Istres, vendredi 13 juin 2014- Ponce, Morante, Juan Bautista/Del Tajo, la Reina ( toros de Joselito)
Feria, et première corrida prétexte, pour se retrouver entre amis et lever le voile sur un coin de paradis que les préjugés touristiques tiennent à distance. Déguster une bouillabaisse sur terrasse face à la mer, dos à l’étang de Berre, le ciel troué d’une pleine lune rousse , des tankers illuminés dans la rade. On songe à l’accord de San Remo (1920) qui a apporté le premier pétrole Irakien ici, assurant l’emploi et le développement de la région, on songe aux marins embarqués sous pavillons de toutes les couleurs impatients des bordels marseillais, à Fos-sur-Mer, ni très écolo ni très développement durable, mais qui a offert la prospérité à des familles entières. Dureté de la tâche, solidarités ouvrières, fierté de pouvoir nourrir sa famille à la sueur de son front, congés payés et parties de pêche dès qu’on peut, sur l’étang ou dans les calanques. A la France modeste et émouvante des films de Guediguian et d’Ascaride. C’est quand même autre chose que les traders à Rolex de la Société générale ! Le lendemain on visite Niolon, un village tombé cul par-dessus tête depuis les falaises de la Côte Bleue, écrasé au fond d’une crique minuscule, baigné d’une eau turquoise entre les pins parasol, blotti entre deux bras de calanques en fermoir de roche blanche. Pas un bruit, quelques pêcheurs, un brin de plage non loin. Tournant le dos au monde. La Redonne, à quelques kilomètres, est plus pimpante. Le pêcheur ici s’est enrichi et le port y est plutôt de plaisance. On y emprunte le chemin des douaniers sous les pins en surplomb de l’écume, puis on remonte péniblement retrouver sa voiture, interdite à la circulation dans le village et tenue à distance sur les hauteurs. Déjeuner à Martigues, merveilleuse ville provençale avec maisonnettes aux façades pastels ou ocres, le long de canaux qu’enjambent des ponts fleuris comme à Annecy. Le quai du Miroir aux Oiseaux est un modeste bassin où mouillent quelques voiliers à la coque de bois, encoignés en motifs d’artiste, mais attention, ici ce n’est pas le Luberon et on n’y sert plus à déjeuner après 14h30 ! On y déguste ailleurs une plancha de moules et de saint-jacques, face au canal quand même, en lisant le Provençal qui consacre sa une aux 30 ans de la sous-préfecture d’Istres, créée alors que Gaston Defferre était ministre de l’intérieur, au grand désappointement de Martigues, communiste depuis toujours, plus belle, beaucoup plus belle que sa rivale, plus centrale aussi, mais Istres était socialiste et on a préféré les copains… Et la sous-préfecture choisie, juchée sur un éperon indifférent à l’étang, est comme une sentinelle sur la Crau. Plus terrienne. Sauvageonne. Couleur feu. Son église, raide comme un donjon, oppose sa façade austère aux vents qui battent la plaine. Faisant pendant à Notre-Dame de la Mer, de l’autre côté, aux Saintes, elle marque un extrême-orient camarguais où l’on resterait familier aux chevaux, aux taureaux, et aux errances gitanes. La tradition taurine y est ininterrompue, ses arènes de béton fort élégantes et l’aficion fervente.
Les toros de notre ami Joselito, que l’on s’enchante d’apercevoir dans le callejon, inchangé, cette allure qui en impose, cette belle gueule d’acteur américain des années 50, très Corto Maltèse, solitude, mystère, sauvagerie et dandysme mêlés, sortent faibles pour la plupart et deux d’entre eux ( le 1 et le 5) très anovillados. Dommage. Aux côtés de son mayoral, c’est lui, Joselito, très attentif, qui prend des notes dans un petit carnet.
Juan Bautista sera le mieux servi. Sa première faena sur le 3 est sérieuse, construite, et va a mas. Sitio, distance, deux grosses séries à droite, à gauche un peu de tout et pas mal de bien, bel enchaînement d’un farol à un molinete, conclue d’une entière dans la cruz. Deux oreilles, sans doute méritées, et le lendemain rien pour le souvenir. Le suivant sera sans classe, plus compliqué et s’éteindra vite.
Morante est un peu le monsieur Loyal du cycle, c’est lui qui aurait persuadé Joselito de reprendre l’épée, il s’est occupé de tout et s’est vu autorisé à installer à deux pas du Palio son bric- à- brac de bricoles taurines, un gros camion aux couleurs putassières, allure de coffre-fort ambulant, où l’on est invité à pénétrer comme dans ces « maisons de la peur » de nos champs de foire. Son premier adversaire est sans intérêt et il veut plaire sur le suivant, très anovillado. Mes amis ont aperçu des gestes là où je l’ai vu composer la figure pour la photo, très effectiste et pinturero comme disent les andalous. Volontaire certes mais anodin, et ces deux traits ne lui vont guère.
Ponce, lui, a choyé Istres. Entame de faena suave sur son premier, très faible, le torero très vertical dessinant des cercles lointains avec le tissu et ce léger déhanché au passage du toro en un précieux relâchement. Changement de main maison et un molinete lié au pecho de grand effet. Le suivant sera faible aussi mais plus toro, mobile et de très bon comportement après que Ponce, en trois séries, lui eut redonné confiance. C’est alors qu’un solo de trompette, « El Deguello » du film Rio Bravo, a déchiré le ciel. La banda Chiculeo II et l’ami Rudy ont décidemment la main heureuse en ce moment ! Cette musique de grande solitude, comme un destin qui nous appelle et nous étreint, irréversible et déjà consommé, musique de peur au ventre et de souvenirs qui hantent, cette musique d’adieux regrettés et pourtant inéluctables, du sort en est jeté et de langueurs de l’âme, a saturé d’émotion la faena du Ponce, lente, élégante, précieuse, couleur sepia, comme si nous devions nous préparer, lui et nous, à la séparation. Chaque passe du maître nous étreignait de mille souvenirs et d’images à pleurer. Soudain, dans des vuelos de muleta, un changement de main dans le dos, la volupté d’une trinchera, une vie de torero défilait sous nos yeux, avec ses triomphes, ses attentes patientes et ses joies souveraines. Cette musique de silence déchiré faisait cortège, mélancolique et somptueux, aux gestes d’une vie. C’était beau et insupportable comme des adieux réussis. Et nos larmes n’étaient pas de tristesse mais d’émotion partagée. Olé Maestro ! Olé Chicuelo !
Istres, samedi 14 juin 2014- Escribano, Paco Urena, Joselito Adame/ La Quinta
Des La Quinta méconnaissables, sauf cependant cette allure ramassée et ces robes grises, le corps un peu court et, en l’espèce ici, court de tout y compris de cornes. Des toros d’un bon moral mais faibles dans l’ensemble, un (le 2) complètement déclassé, le dernier très anovillado mais qui sert.
Escribano est sottement récompensé de deux oreilles à son second combat, après une longue et ennuyeuse faena, très décentrée, lointaine, le corps cassé en deux. Il s’était évidemment régalé aux banderilles et avait brindé sa faena à une dame brune dans le public.
Paco Urena, à peine remis de sa blessure madrilène (25 cm de corne dans la cuisse il y a quinze jours à peine) est tombé sur l’infâme deuxième, méconnaissable, étourdi et parado après la pique, s’arrêtant net en fin de passe, la tête haute mais le regard ailleurs. Il a servi des gestes de velours en début de faena suivante, avant que son adversaire ne s’avise à gauche, puis des deux côtés. Belle épée à la troisième tentative. Mine grave, épaules tristes et toujours ce pas mal assuré des grands timides.
Joselito Adame, notre Jiminy Cricket mexicain, a lui l’enthousiasme de son sosie de dessin animé. Il brinde deux fois au public, secouant frénétiquement, les bras tendus au ciel, muleta et montera comme s’il venait de les gagner au tir à la carabine sur un champ de foire. Reconnaissons qu’il sait s’en servir, même si sa courte taille lui impose de décharger la suerte pour allonger un peu la passe. Ce n’est pas chez lui tricherie, il est très courageux, c’est la correction obligée de son handicap. Belles passes de ceinture sur le troisième. Très grosse série de derechazos, fin par passes du desprecio de grande allure et épée phénoménale sur le dernier.
Une corrida de la veille, en vedette américaine de l’attendu Joselito, l’autre.
Dimanche 16 juin 2014- Joselito, Morante, Cayentano Ortiz qui prend l’alternative/ Garcigrande
Ca y est nous y sommes ! L’arène est archi-pleine, beaucoup d’Espagnols, le club taurin de Gênes au grand complet, des aficionados venus du Sud-Ouest, une ambiance de réunion de famille disposée à communier avec le fils prodigue dans l’émotion d’une nuit de Jeudi Saint face à la Macarena. Mais la Virgen sort tous les ans alors que nous n’avons plus revu Joselito en lumières depuis près de quinze. Rien à voir cependant avec l’attente magique, nerveuse, hystérisée et dévote que suscite un José Tomas. C’est d’ailleurs étrange mais ici, serait-ce l’arène, serait-ce l’affection que suscite le torero, plus forte encore que l’admiration, l’atmosphère est davantage au rendez-vous qu’à l’attente, et le plaisir d’être là est comme comblé par le seul fait d’y être. Comme si ce qui allait nous être donné, du point de vue taurin, avait au fond assez peu d’importance. Le cœur était plus au pèlerinage qu’au miracle de Lourdes. Au ravissement de revoir un torero aimé. Pour ce qu’il représentait dans les ruedos, pour sa toreria, chez lui une autre nature, pour ce que nous savons de son parcours et de ses blessures, et pour la frustration, bien sûr, où nous avait laissés sa retirada précoce, ni annoncée ni vraiment décidée, effilochée, mêlée de spasmes et d’amertume, comme qui jette le gant, épuisé de lassitude. Et ce gant avait été pour nous comme une gifle, nous privant de ce toreo singulier et demeuré depuis quinze ans irremplacé. Comme une gifle et un remords. De n’avoir pas été à la hauteur, alors que nous le chérissions tant.
Voilà pourquoi cette réapparition, si elle nous comble, nous soulage surtout, comme d’anciens amants se pardonnent tout d’un geste de tendresse.
Alors, nous n’avons pu attendre que le paseo soit terminé, et les chevaux des aguaziles étaient encore sur la piste quand toute l’arène debout s’est mise à applaudir à toute force Joselito, notre Joselito retrouvé, comme la mère ingrate flatte le fils prodigue pour se libérer d’une secrète culpabilité, dans des effusions soudain oublieuses des ruptures et une ferveur nerveuse de famille réconciliée. Joselito, dans un merveilleux habit marine chamarré d’or, absolument inchangé, belle gueule, grande allure, s’avance magnanime au-delà des tercios, presque au centre de la piste, et son salut, la montera sur la tête tel un torero du Siècle d’Or, est celui d’un seigneur qui retrouve son fief. Il appelle ensuite ses deux compagnons de cartel, le jeune Cayetano Ortiz dont c’est l’alternative et son pote Morante qui l’a convaincu de reparaître. Morante, très amical, rigole de son bon coup pendant qu’Ortiz demeure très intelligement à distance.
Disons-le tout net, nous resterons aimantés à Joselito toute la course, en faisant semblant de ne pas voir les têtes d’un bétail de festival, aux cornes si radicalement afietées que la présidence se trouvera contrainte de changer le toro d’alternative d’Ortiz, en faisant semblant aussi de nous intéresser aux deux faenas, très dignes et la première intelligemment menée du jeune torero biterrois, ses séries de la droite allant a mas, la main basse, de jolies naturelles liées mais lointaines (une oreille), allant à puerta gayola sur le suivant (saludos), le tout écrasé par le grand malheur de passer l’alternative aux côtés de deux monstres sacrés. Faisant semblant enfin d’attendre Morante, de très bonne humeur ce jour en dépit d’un sorteo contraire et qui se rit sans façon des difficultés sur son dernier, grand fuyard. Quelques véroniques en parones et une demie sur le cinq nous mettent l’eau à la bouche et son entame par doblones, passes basses, trinchera est lestée d’une toreria qui pèse, lourde comme l’or (saludos, oreille). Pas beaucoup plus, mais on s’en fout !
Quatre véroniques de très grande allure, le genou ployé, quatre autres lentes, templées au possible, et une demie d’éternité, de lent arrachement de soi, qui se referme et se gance délicatement un peu plus bas qu’à la ceinture, dans un remate altier où le geste s’accomplit en un irrésistible dérobement qui châtie l’adversaire en nous laissant coi. L’arène se dresse, révoltée par un tel étourdissement d’art, pour saluer le torero, la montera toujours sur la tête. Joselito est de retour ! Un quite par taffaleras, économe de tout, de tissu, de distance, de gestes se conclut par une larga, la cape aux pieds, telle la traîne de cérémonie d’un souverain. Le toro terriblement mal présenté est d’une demi-pique mais de très grande noblesse. Il sera le faire-valoir d’un toreo rare et oublié, ressuscité, intact et sûr, comme si Joselito nous avait quitté la veille. Un toreo vertical et de relâchement, la main basse, très basse, la muleta près du corps, très prés, le bras adverse tombé jusqu’à la cuisse, comme une branche morte qui nous signifie que plus rien ne doit bouger. Un sitio de grande beauté, les pieds joints, le torero de trois quarts, à mi-distance, qui place d’emblée le torero au centre de toute chose. Et des respirations dans la feana, Joselito tournant lentement autour de son adversaire dans des appels de muleta à mi-hauteur, qui ne sont pas des cites mais de doux apprivoisements, des souffles de flanelle comme on s’amuse de l’autre. Et puis une série de naturelles gorgées d’art, les épaules rejetées en arrière, le buste avantageux, le torero toujours très vertical, à la recherche d’une naturalité évidente, un brin arrogante, presque dédaigneuse, terriblement romantique. Un molinete ouvre la série suivante, un souverain changement de main la dernière où le toro s’avise. Joselito, rigolard, intime à l’insolent de la pointe de l’épée un « Tu ne me fais pas ça à moi ! » qui amuse le public, avant de reprendre où l’œuvre avait été interrompue par un nouveau changement de main dans le dos suivie d’une série d’une même eau pure. Le Palio est saisi par tant de toreria qui sature le ruedo. Cette tauromachie n’est pas celle de José Tomas en dépit de ce qui vient sous ces lignes et qui pourrait le laisser penser. Site, distance, extrême économie de moyens, soin orgueilleux mis à toutes choses sont certes de la même famille. Mais José Tomas est un mage dont le corps s’efface en une harmonie paraissant laisser le toro seul face à son destin, alors que la planta torera de Joselito est telle que sa présence au toro, altière, fait la faena. Le destin ici, c’est celui du torero qui n’entend pas s’effacer. On songe plutôt à cette lignée des Curro Vasquez, Antonete, Nino de la Capea ou Juan Mora des grands jours, aux gestes souverains et économes, aux passes brèves et vibrantes d’art, le bâton de la muleta presque à la verticale, aux terminaisons suspendues qui nous laissent au bord du gouffre. Où l’on ne s’étend pas, préférant s’étourdir d’un plaisir à reprendre, plus intense encore à chaque passe, en une suffocation voluptueuse.
Soudain vous entendez « L’Hymne à l’amour » que l’ami Rudy fait résonner dans l’arène pour accompagner ces retrouvailles. Une musique comme un cri lent, grave et déchiré, hommage solennel à l’illusion amoureuse, le plus beau de l’amour. « Le ciel bleu sur nous peut s’effondrer/ Et la terre peut bien s’écrouler » et Joselito au centre du ruedo qui se joue de nous en esquissant un sourire. « Peu importe que tu m’aimes/ Je me fous du monde entier » et ce toro qui s’enveloppe de muleta basse. « Tant que mon corps frémira sous tes mains/Peu m’importe les problèmes/ Mon amour puisque tu m’aimes ». Sur les gradins, c’est affreux ! Le sentiment ébranlé d’un couple déchiré qui se retrouve trop tôt, quand l’autre a si peu changé, conserve un charme à ce point inaltéré et les qualités qui nous rendaient fous naguère, que plus on le voit, plus il nous manque. Plus il torée bien, plus on souffre qu’il ne soit plus nôtre ou qu’il ne le redevienne jamais. Oui, c’est affreux et on pleure à chaudes larmes, le toreo de Joselito plein les yeux et les prières de Piaf plein la tête (deux oreilles).
Au suivant, une réception par véroniques un genou en terre, la cape à l’horizontale et une larga, toujours à genoux, à nous soulever l’âme ; à la mise en suerte, un jeu à reculons en templant l’adversaire des rebords de son capote ; au quite, des chicuelinas veloutées et suaves. Durant le tercio de banderilles, relâché, le bras à la talanquera, les jambes croisées, le maestro est un cartel de jadis. Le brindis à Morante. Une entame par passes aidées de ceinture, par le haut, par le bas, que conclut une trincherilla, le tout en gagnant le centre. La justesse du sitio est moins nette, et à gauche Joselito se trouve contraint à se replacer sans éviter quelques enganchones. Mais à droite, mon salaud ! il ne nous épargne rien qui adoucirait les émois des retrouvailles : d’abord quelques derechazos pour l’estampe, puis, en fin de faena, une série de la droite supérieure de tout, peut-être le plus beau du jour, d’une densité retenue et vibrante avec un tissu ramassé au maximum dans les langueurs du « Concerto d’Ajanjuez ». Une épée maison nous achève comme des douleurs amoureuses brisent le cœur. Deux oreilles et la queue. Les oreilles, il les jette dans les gradins, mais la queue, il ne s’en sépare pas, jusqu’à sa sortie en triomphe, porté par une meute, tout sourire bien sûr, irradiant de bonheur, quand, nous, on se morfond déjà à l’idée qu’on pourrait ne plus le revoir.
Après ce cycle d’Istres, très sonate d’automne (ambiance de déjeuner familial du dimanche, toros de papier, commémoration de toreos affectionnés, effusions de sentimiento), retour bouleversé et vaguement déprimé à la vie ordinaire. Oui, c’était très beau, mais un peu feuilles mortes. Il va falloir se reprendre !