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Céret, juillet 2013, histoires d’aficion

par Juil 18, 2013Corrida 2013

Céret, 14 juillet matin- Palha pour Ivan Garcia, Manuel Escribano, Alberto Aguilar

Céret enfin ! Un ami m’avait prévenu : « A Céret, tu verras, on a un problème d’échelle ». Il est vrai que les toros sont bien gros pour un ruedo bien petit. Et quand on dit, ici, qu’un toro a traversé l’arène de part en part, c’est qu’il a couru vingt cinq mètres !

Céret c’est l’histoire d’une bande d’afionados qui décide, il y a vingt cinq ans, de reprendre les arènes pour monter une féria avec les moyens du bord. On prend des toros pas trop chers, issus d’élevages réputés difficiles ou négligés par les vedettes ( Cuadri, Escolar Gil, le Curé de Valverde- ah, le curé de Valverde…-, Dolores Aguirre, etc.) et on invite des toreros sans contrat à les affronter, sûrs qu’ils ne feront pas la fine bouche.

Nécessité faisant loi, cette confrontation entre toros redoutables et toreros sans cartel a conféré au tercio de piques, presque partout ailleurs négligé, ses lettres de noblesse. Car on se trouve condamné ici à s’intéresser davantage aux qualités de l’animal qu’au talent des hommes, sauf la force d’âme qui vient par surcroît.

Et ça marche ! A un point tel que des toreros confirmés sinon punteros vont y paraître à leur tour, des Ruiz Miguel, des Manili, des Francisco Espla, des César Rincon, des Padilla, faisant de Céret un rendez-vous singulier qui force le respect. En cette période de basse eaux taurines, l’aficion,  lassée des faenas standardisées face à des toros de peu, accourt désormais en masse. Et y aperçoit, flattée, la présence du très estimé Matias Gonzales, président des courses de Bilbao, au palco, qui présidera les corridas du jour.

Le public de Céret forme une manière de secte du Vallespir, éloignée des circuits plus aisément accessibles, fière d’en être et enivrée de sa propre exigence. Les afionados de Céret font songer au public de cinéma « d’Art et essai » des années 70 : savant et sûr de son fait,  indifférent au succès public et attendant obstinément la pépite qui ne saurait tarder, cérébral plus que sensible, intarissablement commentateur entre soi. Fier de sa différence.

A Céret, on diffuse du Jacques Brel avant la corrida où l’on salive du spectacle à suivre en écoutant « Les Vieux » !

La fanfare n’est pas une banda de musica ordinaire : c’est une cobla, un orchestre de sardane, avec grosse caisse qui accompagne les instruments à vents, cuivres normaux et bois nationaux, c’est-à-dire catalans  : le tenora, sorte de hautbois au son chaud, le tible, à la musique aigre,  le flabiol, pipo à peine plus long qu’un sifflet, un tambourin suspendu sous l’aisselle en prime.

Car ici, de pasodoble –trop espagnol !- il n’y a guère, et en ce 14 juillet, jour de fête nationale en France on n’honore que la catalane : hymne local, public debout et tout le toutim !

Avant la sortie du cinquième toro, la cobla joue une sardane, l’austère gradin faisant farandole sur place, guirlandes de bras levés, primesautier et  guilleret, à mille lieux des émotions du ruedo et  de l’air solennel et grave qui ouvre le paseo, genre Bolero de Ravel en plus moyenâgeux, style grand départ pour la croisade.

Ajoutons que les mâles roulements de tambours et la sonnerie des trompettes qui annoncent la sortie des toros n’ont rien à voir avec nos familières et ridicules clarines ! C’est un avertissement guerrier de tournoi de chevalerie. D’ailleurs les noms qui figurent sur le panneau que l’arenero présente au public avant chaque combat sont ceux du toro et du picador, et non pas celui de l’homme à pied. Ici, on choisit son gladiateur et on le préfère à cheval.

Enfin, il n’y a à Céret qu’un seul algualzil et non pas deux, tant il serait vain de déléguer trop abondamment le pouvoir de police ; le public y veille !

Cet alguazil a hérité de la charge de son père auprès duquel, enfant, il défilait déjà à ses six ans. Le père est mort très jeune, on a gardé l’enfant qui a grandi sur son cheval. C’est lui qui conduit  désormais le paseo. Dans cette ambiance de Puy-du-Fou sous Charlemagne, il y manquerait presque une oriflamme !

Oui, tout ici respire la Légende des siècles et son Roland de Roncevaux  : le goût âpre du combat et les défis héroïques auxquels des hommes modestes accrochent leurs rêves de gloire.

Avec les montages alentour et le merveilleux pont de pierre suspendu depuis sept siècles au-dessus du Tech, cette aficion catalane, exigeante et nationaliste, a des airs de Sarajevo.

Cette franc-maçonnerie taurine qui a ses ridicules est sympathique en diable !  Comme en loge, on est tenu au silence durant la première temporada, quelques vénérables faisant l’opinion. Mais quand on s’aperçoit que vous en êtes, on vous embrasse à bouche-que-veux-tu en signe de reconnaissance et d’adoubement du nouvel initié.

– Bon d’accord ! Mais cette corrida ?

– Eh bien, il y a deux lignes parallèles en arc de cercle sur une seule portion du ruedo sans que quiconque ait pris la peine de les prolonger tout le long de la piste. C’est ici, et nulle part ailleurs,  que la suerte de pique doit se dérouler ! Un seul piquero entre en piste. Rien ne doit le distraire de son office et s’il prenait l’envie saugrenue à un torero de faire quelques passes de quite entre deux piques, il serait fermement rappelé à l’ordre. Ici, le quite c’est la mise en suerte pour la pique prochaine et basta !

Evidemment, les piqueros ne sont pas plus brillants ici qu’ailleurs, la pique peut être trasera et les cariocas injustifiées sont légion. Mais dans ce cas on siffle en espérant que les choses iront en s’améliorant. Et quelque fois, cela advient. A force d’attente, un toro récalcitrant finira par se ruer sur le cheval, quelques uns se révèleront sur la dernière et un toro qui se donnait pour manso  finira bravote. « Patience et longueur de temps » donc. Ce tercio ne vaut  que pour lui-même, il ne sert pas à grand-chose pour la suite, d’autant que tout à la curiosité fétichiste qui l’anime, ce public de corrida à la découpe, est indifférent à la noblesse qui fait les faenas faciles et presque déçu par les toros qui servent à la muleta.

La corrida de Palha, inégale de présentation ( de 490 à 570 kgs), avec deux toros (le 3 et le 5) particulièrement armés et un exemplaire préhistorique ( le 4ème, 560 kgs, six ans), véritable auroch poussiéreux comme un éléphant et musclé comme un buffle, toro le plus complet du lot dans les trois tiers, récompensé par une vuelta contestée, a été entretenida.  Le premier noble, faible, sans transmission ; le deuxième bravote mais sans classe ; le troisième puissant mais manso aux piques qui renverse la cavalerie et sert à la muleta ; le quatrième, un grand toro ; le cinquième, regular pour Céret, difficile, à la charge courte ; le sixième, le plus joli de tous, un vrai toro de Séville, parado et décasté à la muleta.

Ivan Garcia, le cheveu blond dans le cou, ressemble à un chevalier de la Table Ronde. On le croirait inventé pour Céret ! Superbe à la cape, croisé, la main basse, la taille abandonnée, il sera appliqué à la muleta face à son premier adversaire sans transmission. Il tombe ensuite sur le grand toro de la course que ses beaux gestes (derechazos templés et longs, belles naturelles non liées), cependant sans dominio, ne parviennent pas à réduire. Le toro, gueule fermée, paraît seul en piste et le toreo périphérique. Un vilain bajonazo tire des larmes au torero qui fait les cent pas loin du massacre, la tête basse, pendant qu’un peon puntille la bête. On est triste pour Ivan et la vuelta al toro n’en est que plus cruelle. Palmitas de réconfort tout de même, Céret ne manquant pas de cœur.

Alberto Aguilar a été torero jusqu’au bout des zapatillas durant toute la course. Faena de grande classe quoique a menos sur le troisième, dans le terrain et ne reculant jamais la jambe en dépit des cornes astifinas qui menacent, épée phénoménale ; mises en suerte de perfection sur les toros de ses camarades ; sans option sur le sixième. Oreille au 3. Très forte impression.

Manuel Escribano , qui n’a certes pas été le mieux servi, a été transparent sur le 2 sans classe et sur le 5 brutal, à peine sauvé par les banderilles, un quiebro serré sur le 2 et un épatant quiebro al violin sur le cinq avant d’arrêter le toro a cuerpo limpio.

Céret, 14 juillet après-midi- Escolar Gil pour Fernando Robleno, Fernando  Cruz et Ruben Pinar

Un ciel indigo s’abat sur le Vallespir qui fait jaillir les couleurs ; tout est beau, la pierre, les fleurs, les arbres, et les nuées floues qui écrêtent les montagnes.

Robleno est le torero de Céret. C’est parfait pour Céret, mais pour lui c’est un peu tragique, aucun de ses triomphes ici ne renforçant son cartel aux yeux des empresas d’ailleurs. Bien sûr, à Céret, on ne l’en aime que davantage.  Menu, le regard bleu acier, il a l’allure modeste des hommes sans destin et qui le savent. Son application courageuse est, dans de telles circonstances, à vous tirer des larmes.

Les Escolar Gil sont également la ganaderia chérie de Céret, pour des raisons qui là m’échappent. Ceux du jour étaient gris, longs, efflanqués ( 490 à 510 kgs) et très laids,  sauf le cinquième, le moins vilain du lot. Le plus brave (le 1er) a été changé sous l’injonction imbécile du public qui a crié au scandale au motif que sa robe laissait deviner une très légère blessure sur le flanc gauche. Les autres étaient mansos à des degrés divers, se défendant de la tête pour la plupart et se collant au peto dès la seconde pique. Les tercios sur les deux  premiers (le deuxième à quatre piques) et sur le quatrième ont cependant gagné l’intérêt du public à force d’obstination qui a fait jaillir une vélocité et une puissance inattendues. Le sixième a été changé pour un San Roman, aussitôt récusé pour un autre du même fer, au grand désespoir de Ruben Pinar, qui marquait divers signes d’impatience en écoutant la banda de musique enchaîner les sardanes et autres chants catalans pour combler les intermèdes, « L’Estaca » en prime, reprise en chœur par le conclave, le public debout faisant triomphe aux solos de pipo ! Tous les toros avisés et con genio.

Robleno a été lointain et précautionneux sur son premier qui est sorti victorieux du combat, ne cessant en fin de faena, tôt interrompue, de marcher sur l’homme. Pinchazo puis épée phénoménale de décision et de placement. Le torero se refait sur « Camarista » toro de grande transmission, avec une entame souveraine de toreria, la muleta à la ceinture, le geste prolongé loin derrière la hanche, puis des séries de derechazos que le torero, très sûr, va chercher, la muleta en dessous, longs, templés, de très belle facture.  A gauche le toro s’avise et domine, Robleno reprend la main droite pour les plus beaux derechazos et, en grand torero qu’il est, revient tester la gauche par naturelles aidées puis quatre autres, limpias, forgées, dessinées, sculptées. Du grand art d’alchimiste qui répand ses mystères. C’est beau à rendre fou. Epée fulminante à laquelle le torero reste accroché. Descabello. Une oreille, pour moi énorme.

Ruben Pinar n’a plus le choix de ses cartels et on l’aiguille désormais sur les circuits courts : peu de  corridas et toros exigeants. Toreo assumé, lointain et vulgaire, où l’on se donne du courage à toréer de la voix. Respect cependant pour deux épées phénoménales qui ne sont pas sans mérite face à de tels adversaires.

Et puis, il y eût Fernando Cruz et des ébranlements d’émotions taurines, une Passion, un Golgotha, le Christ au Mont des Oliviers : solitude et silence du ciel, les apôtres endormis.  Les mystères du  tragique. Fernando Cruz, c’est le torero du fond de la mine qui ne renonce pas à son rêve. Il fut un torero estimé – « C’était un grand torero ! » me disent des amis- et il est à deux doigts de l’oubli. Un homme à la mer qui s’accroche à une planche battue par les flots. Ce bois flotté c’est Céret qui le lui offre, tu parles d’un cadeau ! mais les mains secourables se font rare. S’il échoue aujourd’hui, il arrête. Fait des petits boulots, on va saisir sa maison, il lui faudrait dix contrats dans la saison pour lui éviter la rue. Dix contrats : c’est énorme ! C’est un prolo, un chien perdu qui prend des coups. Il est pas bien beau, le visage émacié, marqué, la joue creuse, respire ni la santé ni le bonheur. Il a été grièvement blessé plusieurs fois. Mais il est là encore, en habit de lumières, et cette aficion obstinée qu’aucune des sécheresses de la vie ne parvient à tarir est une immense leçon de courage. Bien sûr, il a peur et recule la jambe, alors Céret le siffle méchamment, les assis dans les gradins croyant lui apprendre que s’il était moins fuera de cacho et se mettait davantage dans le sitio il serait moins en danger. Il le sait : il est torero et eux ne le sont pas. Mais il y faut une force d’âme, et cette force d’âme il ne l’a pas. Le  malheur ne suffit pas  à la forger. L’épreuve s’achève sur un vilain bajonazo.

Sur le suivant, très haut, terriblement haut, il entame par doblones un genou en terre, plein de toreria, rematés par une passe basse vipérine du plus bel effet. Mais il est pris violement à la série suivante, jeté à terre et on le voit longuement insupportablement empoigner les cornes du toro sur lui, pour s’en dégager, comme seul un familier du malheur peut avoir à l’esprit de le faire. Le toro le charge, le retourne, le piétine, les peones accourent, Fernando se relève et titube, l’habit déchiré, on lui verse un peu d’eau sur la nuque comme aux boxeurs groggys, il reprend sa muleta et repart à l’assaut. C’est atroce et grandiose. L’arène paraît soudain comprendre ce qu’est cette vie et soutient les derniers efforts du torero jusqu’à l’épée. A la mort du toro, il vient saluer, sans sa chaquetilla, en bretelles et bras de chemise, le pantalon déchiré. Il paraît encore plus malingre, épaules voûtées,  buste étroit, tête d’oiseau. Un vrai naufragé.  Mais survivant et si heureux de l’être qu’’il se baisse pour ramasser une poignée de sable qu’il se verse sur le cœur, comme on le fait par reconnaissance et en remerciement les jours de triomphe. Fernando est un brave, ah ça oui !