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Madrid San Isidro 2013, Talavante et les peintres

par Mai 31, 2013Corrida 2013

Madrid, 23 mai 2013, Finito de Cordoba, Morante de la Puebla, Miguel Angel Perrera/ Jandilla

Les Jandilla sont sortis comme à Nîmes, faibles, sans trapio, décastés, les cornes en plus.

Finito a pris 15 ans depuis notre derrière fois, mais il a toujours cette gueule  d’acteur américain des années 50, le cheveu abondant et le regard délavé par la peur qui en épuise l’éclat. Dans un élégant habit étain et blanc, il n’a pu, devant de tels adversaires, justifier son retour à Madrid où il n’a plus paru durant des années. Devant son premier toro qui a fléchi dès le troisième capotazo, puis encore sous la pique, le tendido 7, peu charitable, ricanait des « olé » à chaque derechazo, mais le poignet du maestro est tel que les sarcasmes ont fléchi à chaque passe, s’effilochant en un murmure de mauvais perdant , jusqu’à la trincherilla finale qui a mis le tendido 7 échec et mat. Une mauvaise épée  a cependant donné sa revanche au tendido  : la vengeance est un plat qui se mange froid. Il nous a été resservi sur le toro suivant en dépit de véroniques très dessinées à droite, sans motif aucun à la faena, sous grand vent et face à un toro parado, le torero sans option ayant été incompréhensiblement sifflé comme s’il était passé à côté d’un brave.

La toreria de Morante a fait rugir Las Ventas comme si nous étions à Séville, en tout cas au capote. On a même eu droit, au quite sur le quatrième, à cette demie de Séville qui n’est plus un remate, une passe qui conclut une série de véroniques, comme l’on referme un éventail avec autorité ou avec grâce. Non, là, on court derrière le toro fuyard, on se pose de trois quarts, le temps s’arrête et Morante lui imprime  son rythme. La passe est donnée ainsi, isolément, pour elle-même, pour la beauté du geste. Détachée de toute chose, elle ne commence ni ne conclut rien : elle n’a aucun sens taurin. C’est très décadent, très pinturero et, avec Morante, un moment de poésie pure, un peu forcée, démonstrative. Parnassienne. Du José-Maria de Heredia.

Miguel Angel Perrera, lui, n’est pas un poète. C’est un torero de grande taille qui doit d’abord le faire oublier, et il y parvient en se tenant bien droit, la main basse, le plus souvent pieds joints, par une discipline du maintien où le naturel n’a nulle place : c’est le prix de l’élégance, comme pour les mannequins et les danseurs étoiles. Le risque est évidement la dérive Carla Bruni de la chose, mais Miguel, lui n’a rien d’évaporé et son regard est de guerrier. Il est tombé sur « Honorable », convenablement nommé. Très belle demie, le geste lent et dessiné après accueil par delantales puis parones, et faena qui a grandi son toro, cité de loin, joliment embarqué, main basse et pecho enchaîné. Bel aguante quand le toro sous le tissu le regarde. Enchaînements sans bouger d’un pouce, deux naturelles énormes mais non liées, changement de main et, à la fin,  les très à la mode bernardinas, ajustées mais toutes données sur la corne droite. Saludos y vuelta. Ce torero, comme notre Sébastien, n’est vraiment d’un autre ordre qu’à Madrid. Sur le dernier, le plus brave aux piques et très allant aux banderilles, on a un temps espéré une fin de course enlevée. Hélas, il n’y eut plus de toro dans la muleta et Perrera a toréé en déchargeant la suerte sous les sifflets du tendido 7, avant d’abréger à notre complète satisfaction, pressé d’aller tapear entre amis pour oublier cette après-midi de peu.

Madrid, 24 mai, Castella, Manzanares, Talavante/ Victoriano del Rio

Il y a des journées merveilleuses : un con leche à un coin de rue sol y sombra, sur une table branlante comme souvent en Espagne, El Pais dans les mains ; la façade baroque, le pavement de jaspe et la chaire rococo de Santa Barbara, la salésienne ; une expo au Prado « La Belleza encerrada » sur les œuvres de petit format de cabinet de curiosités, où l’on aimerait tout emporter si l’on était sûr qu’on nous en laisse une à accrocher entre quatre murs pour le restant de nos jours. Une journée d’exaltation douce que rien  n’altère, pas même le tendido 7 ce jour.

J’étais au 8, déjà sol y sombra mais tenu en respect par ce voisinage ombrageux qui donne le ton. Au 8, on fait comme au 7, avec plus de mesure certes, mais tout de même en se conformant. Alors quand Manzanares a toréé comme à la Maestranza, en déchargeant la suerte pour mieux lier les redondos, quand il a fait expirer les naturelles à ses pieds, quand il a enluminé sa faena de changements de mains par devant, quand son toreo de si grande élégance n’avait plus rien d’un combat et tout d’un joli ballet avec ses entrechats et ses pointes délicates, une fin par ayudados por alto et trincherillas, le tendido 7 a hurlé sa rage, sifflé, tapé dans ses mains sur l’air des lampions. Ce toreo gracieux, facile, superficiel, décoratif, dépourvu de tragique est, pour lui, une hérésie et il s’en veut le cordon sanitaire. Véronèse et Tiepolo ne sont pas peintres en Espagne ! Au 8, on sentait un peu d’embarras ; on y est cultivé d’autres choses et on y a le goût plus fin ; Véronèse et Tiepolo tout de même… C’est alors que Manzanares, grand seigneur au sang bleu, a tué d’un merveilleux recibir, arrachant un triomphe à l’arène, comme la sorcière le coeur de Blanche-Neige. Je me suis levé, j’ai applaudi à tout rompre, j’ai secoué le mouchoir blanc et mon aimable voisin, soucieux de me faire plaisir, m’annonça que l’oreille était tombée, à voix basse comme s’il redoutait qu’on le surprenne.

Pour Sébastien Castella ce fut plus facile ; il s’est intelligemment soumis à l’injonction du tendido 7 qui lui a ordonné de ne pas combattre son premier, blessé à la patte dès l’entame de faena ( Nous avions vu deux paires de banderilles, surtout la dernière, extraordinaires, posées par Ambel, gueule de majordome de maison anglaise, dans un merveilleux habit noir) puis a dû affronter le cornivuelto suivant avec toute la sympathie qu’inspirait à l’arène une telle paire de cornes. Quand Sébastien s’est préparé, depuis le centre, à citer le toro par passe cambiada dans le dos, toute l’arène, tendido 7 compris, a dit «  chuuuut », en signe d’attente et de respect, puis a crié « olé» sur la passe du mépris de fin de série. Le toro avait plus de jeu que de présence mais Sébastien a toréé comme jamais, surtout de la main gauche dans des séries, citées mi-distance, la main bien en avant, très templées et de grande profondeur. Un instant, en cours de naturelle, l’étoffe se dérobe sous l’effet du vent : le toro suit le poignet qui continue comme si de rien n’était. Même sang froid à droite quand le toro arrête sa course au milieu de la passe et regarde l’homme. L’homme ne bouge pas d’un millimètre et Las Ventas alors exulte ! L’incident, c’est son truc, son dada, sa passion à Las Ventas, quand soudain quelque chose s’interrompt, craque, se brise mettant le torero au défi et que l’homme, alors, ne rompt pas, attendant impassible et rustique que le cours naturel des choses reprenne si Dieu veut. Porfia finale qui entretient le feu, trincherillas, épée jusqu’à la garde. Une oreille de poids. N’eût été une mort un peu lente, deux n’étaient pas loin. Félicitations du voisinage qui me complimente. Ici on n’appelle pas Sébastien autrement que  « El Frances ».

Artillero était le troisième, toro pour Talavante. Un manso de gala, qui sort du toril à petits pas, s’arrête  mufle au sol, gratouille la piste et fuit dès qu’on le cite. Le tendido 7 salive déjà de plaisir :  « a cada toro su lidia ». Ruant d’un cheval à l’autre pour mieux éviter les piques, même lorsque Talavante fait placer le piquero sobresaliente devant  le toril pour prendre le couard à contra-querencia. Aux banderilles, le toro sort violent et brusque, la charge gorgée de sauvagerie. A cet instant, on se dit que cela ne vas pas être facile pour Talavante, le torero qui n’a pas de chance.

Talavante, lui, ne sort pas d’une toile de Véronèse ou du Tiepolo. C’est d’ailleurs ce que m’explique mon voisin avec ses mots à lui, en l’opposant à Manzanares, né une cuiller en argent dans la bouche, ce qui, en tauromachie, n’est pas de bon augure. Talavante n’est pas non plus dans le quota des jolis garçons. Inégal, à la recherche d’une tauromachie hiératique, dédaigneuse des vanités de ce monde, il porte sur un visage à la Philippe II, prognathe et sans éclat, le détachement des martyrs sans gloire. Son corps aussi est d’un autre âge, noué, arthriteux, comme abîmé par les désolations d’une retraite à l’Escorial. Enfin, les jours de triomphe, son sourire est laid, sans joie ni charme, un sourire par ce qu’il faut bien remercier, comme le pauvre la main secourable. Tout en Talavante est du XVII ème siècle. Une toile de Vélasquez. Le chevalier à la triste figure et le gueux, tout en un.

Talavante cite son toro pour quatre statuaires valeureuses, Artillero vient avec force mais ça passe. Changement de main, Talavante cite à gauche et soudain c’est Moïse face à la mer Rouge : le toro se déploie, humilie, fait l’avion dans la passe et c’est miraculeux. L’arène est un peu désappointée de voir le torero reprendre la main droite, mais c’est pour le seul plaisir d’un changement de main dans le dos et tester à nouveau la reprise du bolide. Ce n’est plus un toro c’est une Ferrari qui nous régale. Talavante le remate et lui tourne le dos comme il le ferait au vulgaire ? Il est aussitôt pris et se retrouve à cheval sur Artillero. Un peu ridicule mais rien de grave. On rit gentiment et ça continue. Droite encore, changement de main à nouveau et à nouveau la caste irradiante dans des naturelles longues comme le jour, templées comme le rêve, la main basse, le poignet extraordinaire, des naturelles comme celles de Séville, plus belles encore quand elles font suite à un changement de main qu’elles prolongent comme des nuits d’ivresse qui ne se terminent jamais. On hurle de plaisir, on hurle pour ce toro-là, on hurle de joie de la joie du torero à nous rendre fous. Oui, même le tendido 7 hurle son plaisir à tant de toreria, et le 8, du coup, commence à se détendre. Talavante réduit le terrain, près des planches, son toro va et vient, lui ne bouge pas, la muleta toujours plus proche, le toro aimanté au tissu. Parfois on applaudit non pas la passe mais la seule position du corps de l’homme, exposé au-delà de la ligne de front – « Manzanares prends en de la graine » grince le tendido 7 ! Mais il faut bien achever l’œuvre. Bernadinas, deux trincheras, épée foudroyante, deux oreilles de feu et vuelta triomphale ; on offre au torero un coq qu’il tient par les pattes durant toute la vuelta. On songe à Blancanieves, le film.

Manzanares se fera encore siffler sur son second, un toro de 600 kgs sans classe et distaido et Talavante ne forcera guère  sur le dernier qui nous a offert un beau tercio de piques avant de blesser grièvement un peon – Manzanares sera tout de suite au quite- et de se révéler court et brutal à la muleta, le tout estompant un peu l’impression générale d’une corrida à Las Ventas à quatre oreilles.

Sortie de Talavante par la Puerta Grande dans une cohue de funérailles palestiniennes, le torero, comme un martyr, à l’horizontale sur la foule, pendant qu’un grouillement de mains dévotes le dépèce férocement des passementeries de son habit de lumière.   Et je suis sûr que le tendido 7, sans lequel Madrid ne serait plus Madrid, désapprouve.