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Arles, Féria de Pâques 2013

par Avr 3, 2013Corrida 2013

Vendredi 29 mars, mano a mano Juan Bautista/ Castella- mesclun d’élevages

L’élection du pape François et sa simplicité depuis la loggia vaticane, aimable salut d’un voisin à sa fenêtre, ne nous aura épargnés, à Paris, ni un dimanche de Rameaux triste comme un ciel d’hiver ni, à Arles, la malédiction météorologique qui depuis la seconde moitié du pontificat de Jean-Paul II frappe la féria pascale. Et qu’il neige à Brest ne nous réconforte en rien !

Alors, quand on s’installe dans l’arène sous une trouée de ciel qui nous chauffe soudain comme lézards au soleil, on en rit de bonheur. Mais on éternue une heure après quand mars revient. Et deux heures plus tard, à la nuit tombée, les projecteurs nous servent une lumière pisseuse dans une froidure de garde statique au camp des garrigues en novembre.

Car cette corrida aura duré trois bonnes heures, ce qui est long quand il fait froid.

Ce mano a mano nous aura privés de la variété d’un trio de toreros et vidé l’arène d’un bon tiers de spectateurs. Les toros sont sortis bien présentés, à l’exception du dernier Alcurrucen, long, maigre et sans trapio mais qui ne manquait pas de cornes, « On dirait qu’il vient d’Ethiopie ! » s’exclame ma voisine. Dangereux le premier Puerto de San Lorenzo, les trois Garcigrande très nobles (deux étaient prévus, Juan Bautista a hérité du troisième, de réserve), les Alcurrucen, les plus braves.
Tous avec du jeu.

Juan Bautista est un charmant garçon, bien élevé et à l’aficion sans mystère. Il tente de bien faire et fait bien en effet, ce qui en tauromachie est toujours insuffisant. En trois toros qui servaient beaucoup, un Alcurrucen roux et soso et deux Garcigrande très nobles, colorados avec leur poil d’hiver sur le morillo et un air d’aimables bisons, il fit peu de chose à la cape, nous servit d’élégantes entames de faena, nous lassa ensuite dans des séries lointaines et sans charme et expérimenta diverses fins de trasteo brouillonnes, par luquesinas (épée jetée à terre, passes alternées de droite et de gauche avec changement de main par devant ou par derrière) ou bernardinas cochonnées. Quelquefois la passe est plus près du corps et le corps plus relâché ; c’est alors joli mais c’est rare. Son pénible manque d’inspiration ce jour a trouvé son acmé sur son excellent troisième, qu’il a essentiellement toréé à genoux, dans une faena  pueblerina, à pleurer devant un tel adversaire. Juan Bautista a cependant régalé le public emmitouflé en plantant sobrement les banderilles sur le cinq. Tout cela est peu pour un début de saison.

Castella es diferente. Il a fait sa corrida tout seul, comme si Juan Bautista n’existait pas. Il a défilé au paseo dix mètres devant son camarade, sans un regard pour lui, ne manifestant à aucun moment curiosité ou entrain pour cette competencia qui le laissait indifférent. Et s’il est allé au quite sur le troisième toro de Jean Bautista, ce n’était pas par défi à l’égard de son compagnon, c’était parce que le toro était bon. Il a alors déployé par quatre fois le revers de sa cape dans un quite lent et vaporeux, comme une fleur qui s’ouvre à la rosée du matin.

Castella es diferente. Au physique, plein d’enfance. Au mental, plein de soi, comme ceux qui ont été privés des autres. Le cœur sec de qui s’est forgé à
l’ingratitude des hommes et la trempe des solitudes amères qui font souvent les rêves immenses. Un petit page et un silex.

Il a fait face avec une belle résolution et pas mal de savoir faire à son premier, faible, désordonné, incommode, qui se retourne comme un chat et regarde les chevilles à chaque fin de passe. Il a offert son second au public, qu’il a accueilli par statutaires, le corps bien droit, le cou dans les épaules, citant d’un souffle de muleta le toro à trente mètres, dans une attitude recueillie et offerte qui oppose à la charge de l’adversaire une inouïe impassibilité, une feinte humilité et une grande économie de geste. Une épure d’orgueil pleine d’exaltation de soi. C’était très réussi, comme tout ce qui suivra, varié, rythmé, avec beaucoup
d’aisance face à un toro véloce dont Castella se joue, sans le réduire, avant la porfia finale qui vient à son heure, dans un terrain où le torero impose son aguante, les pieds joints, sans rompre face aux cornes qui menacent, l’allant du bicho, gueule fermée, faisant le reste et le prix de cette faena, justement récompensée par deux oreilles.

Mais c’est sur le dernier, très en cornes, l’ « Ethiopien » de ma voisine, que Castella sera souverain. Les arènes, gradins et spectateurs, tour sarrasine comprise, s’enveloppaient de nuit, une nuit obscure et froide qui ne laissait à découvert que l’ovale du ruedo, mal éclairé, d’un jaune flottant et flou, avec des trainées estompées de sang sur le sable. Ces aplats instables, ces tons assourdis, ces fluorescences tristes donnaient à la piste un air de toile à la Rothko.

L’habit de lumières de Castella scintillait de pales lueurs sous les projos, comme une ligne de points, un morceau de voie lactée tombée sur la piste. Il  dominait ; il faisait froid. Il toréait de la main droite et il faisait froid encore. Il changea de main et dessina alors une naturelle templée, d’une infinie lenteur, longue comme la nuit, en un redondo mystérieux et inentamé, sans début et sans fin, une naturelle que l’on n’avait pas vu venir et qu’on n’a pas vu s’achever, une naturelle inouïe, comme celle de Talavante à Séville, une naturelle si rare, si pleine, si belle, si douce, si enveloppante que la nuit s’y embrasait. Ce jour Sébastien était à son plus haut niveau (une oreille).

Samedi 30 mars, Juan José Padilla, Ivan Fandino, Daniel Luque- Torrestrella

Froid. Très froid. Grosse averse sur le troisième toro. Si froid qu’on n’ose à peine se découvrir une fois la pluie cessée. Et pourtant la corrida fut des plus agréables et l’après-midi une très jolie après-midi des toros. Comment l’expliquer ?

Eh bien, c’était une après-midi de toros à l’espagnole. Sans hystérie, sans affiche de luxe, sans attente de la réussite à tout coup. Voir six toros et trois hommes pour apprécier les défis à relever, et non pas croire au miracle.

Six toros de morphologie impeccable et imposante (de 540 à 595 kgs), de la présence en piste, trois d’entre eux de plus de cinq ans et demi, les deux premiers plein d’alegria et de bravoure à la pique, encastés (hélas le premier se blessera, et la faena devra être écourtée), les suivants un ton en dessous avec quelques signes de faiblesse, les deux derniers s’éteignant au troisième tiers. Rien de grandiose, mais de la variété, devenue si rare qu’elle nous est désormais précieuse. Et il fallait voir la lidia désordonnée de la cuadrilla de Padilla sur le quatrième, qui prendra, certes mal, quatre piques, mais désorganisera le jeu des hommes, un vrai régal de toro qui ne se laisse pas faire !

Variété des toreros aussi.

Padilla et sa tauromachie rabelaisienne, spectaculaire, débridée, art païen de fin de banquet dans une auberge de la Mancha, une tauromachie de bruit et de fureur, de lutte gréco-romaine, virile, qui vous jette à grands jets des hormones à la gueule, défiant tous les anémiques de l’arène. Il y a du Chabal en lui. Puissant, volontaire, paillard, qui se remonte sans façon les couilles avant d’aller banderiller, hurle sur ses peones, par jeu ou par goût du jeu, se met à genoux, avance ainsi sur la piste à la manière d’un batracien, empoigne le toro à plein bras durant un redondo, ou bien, dans une vexation de novillero piqué à vif de s’être fait désarmer, tournant le dos au toro et s’éloignant de vingt pas, la muleta sous le bras comme s’il ne voulait plus jouer, se retournant soudain et citant alors de 30 mètres le fauve qu’il embarque dans le tissu, enfin réconcilié.

Padilla ce n’est plus de la lidia, ce sont mille saynètes en une faena, la commedia dell’arte, des faenas de tréteaux de théâtre. Mais c’est, le plus souvent, après avoir toréé de verdad comme il l’a fait face à « Torpito », adversaire coriace, tardo et avisé, qu’il a réduit dans un silence glacial avant de changer sa manière pour amuser le public et récolter deux oreilles en récompense.

Ivan Fandino m’est apparu un peu réservé sur son premier, un toro brave mais de demi-charge dans la muleta. Comme embarrassé par son nouveau
cartel. Plus délié, centré, plus lent sur le second, un peu faible mais très dominé dès les véroniques de réception, bellement toréées. Séries de derechazos profonds, naturelles très dessinées et, à la mort,  l’épée drôlement tendue au niveau du plexus, comme toujours. J’aime le sérieux et l’orthodoxie de ce torero, la jambe toujours avancée, la muleta en avant et qui « court la main ». J’aime sa gueule altière, son allure d’empereur romain et le cheveu gominé dans le cou à la voyou de luxe. Je redoute pourtant la pression qui paraît habiter désormais ce torero, sorti des limbes et qui, manifestement, ne veux pas y retourner.

Luque est un merveilleux capeador, le plus grand après Morante. Surtout à la véronique. Nouvelle démonstration ce jour, de douceur, de lenteur, de délicatesse. Ses véroniques sont pleines de piété, de compassion, un geste de réconfort et d’abandon comme celui de la Sainte sur le chemin de Croix.
Celles qu’il a servies sur le dernier toro du jour, un genou en terre, et la demie finale étaient – en dépit d’une curieuse et assez peu heureuse gymnastique à la Enrique Ponce, données en alternance, un genou en terre puis l’autre, avec rotation du bassin- une leçon de miséricorde. Des versets d’Evangile à ciel ouvert. Et sa première moitié de faena sur le précédent, le corps vertical, le geste relâché et templé, la muleta au plus près de soi, était d’une grande toreria,
comme les recortes variés, par trincheras et passe de la firma. Hélas, Luque est très contemporain et ne peut se garder de terminer sa faena par des
passes à l’envers où son toreo se dissipe. Cette faena va a menos (une oreille cependant) mais ce torero incontestablement a mas.

Dimanche 31 mars, Luis Bolivar, David Mora, Marco Leal/ Cebada Gago 

La caste irradiante. Comme on l’avait oubliée. Présence du toro à tous les tercios en dépit d’une sortie dans le ruedo généralement avisée avant d’affronter le soleil. Car c’est la nouvelle du jour, il fait beau et la tour sarrasine projette enfin sa découpe d’ombre sur la piste. Des toros qui ne cessent de charger, s’intéressant à tout ce qui bouge, cités de 15, de 20, de 30 mètres et qui foncent sur l’homme sans attendre le toque, braves à la pique, allants aux  banderilles, pour la plupart inépuisables à la muleta. Des toros encastés qui méritaient sans doute une autre lidia que celle qui leur a été offerte.

Luis Bolivar, beaucoup d’allure, sans fantaisie mais non sans raideur quand il campe la figura.  Serein, appliqué, quelques passes puissantes sur son premier mais un manque de dominio que le torero compensera par une épée phénoménale qui fait à juste titre tomber l’oreille. Donnant la distance
au suivant, en une évocation de Cesar Rincon, mais le manque de dominio, plus flagrant que sur le précédent, se paye à la mort. Très beau geste néanmoins, épée caidita mais concluante.

David Mora ne parvient pas à fixer son toro, inlassable, à la charge courte et qui ne cesse de regarder l’homme. Il fait face mais ne résout aucun problème et le toro gagne. Très applaudi pour le courage en dépit des réserves sur l’impuissance. Grande classe sur le suivant, le plus maniable du lot, cité de loin, avec douceur et temple (une oreille).

Marco Leal, très digne devant un bétail de cette catégorie. Apprivoisant la charge à la cape, nous régalant de ses mises en suerte intelligentes, brillant aux banderilles, faisant ce qu’il peut à la muleta et parvenant même à servir une série de naturelles de très belle facture sur le dernier, qui ne lâche pourtant rien.

Mais le torero du jour n’étaitpas un homme à pied. C’était Gabin Rehabi, le jeune piquero de la cuadrilla de Leal, qui nous a offert un tercio de varas de magie pure, et sans doute le plus beau moment de tauromachie de cette féria arlésienne. Menu comme un jockey, cavalier élégant, ce picador manie le cheval avec l’aisance d’un rejoneador, et quand il hèle le toro, la pique tenue à la verticale et qui n’est abaissée qu’à la rencontre, on se sent transporté dans un songe de joute équestre, un tournoi du Moyen Age où on aurait laissé un écuyer faire ses premières armes. Ce picador, ce tercio et ce toro furent une seule et même merveille.

Le toro n’y était certes pas pour rien, Lagarto, 5 ans et demi, 540 kgs, qui venait avec allegria et appétit à la rencontre de ce prodige, de 25 mètres, de 30 mètres puis de l’exact opposé de la piste, jusqu’à ce que Marco Léal, qui jouissait manifestement comme nous du spectacle, ne demande à son picador de se placer à la puerta des cuadrillas, le toro à l’autre bout de l’ovale, sûr qu’aucune distance ne dissuaderait Lagarto de charger et de charger encore. La bravoure du toro, la générosité du torero et le brio du piquero firent retentir la musique et c’est une arène debout qui raccompagna ce cavalier et sa monture
hors du ruedo, où on aurait bien aimé les saluer à nouveau à la fin du combat pour prolonger encore ce moment  d’anthologie. Vuelta pour la dépouille de Lagarto. La corrida aurait pu s’arrêter là.

Lundi 1er avril, mano a mano Robleno, Castano/ Victorino Martin

Une corrida sous la pluie, de celle qui vous gâche un cycle ferial, pourtant jusqu’alors agréable, en laissant une dernière impression mitigée dont on craint qu’elle ne déteigne sur le tout. Injustice des intempéries…

Mais il y a autre chose qu’il faut bien avouer. Les Victorino ont été irréprochables de présentation et de comportement et ont offert le jeu attendu : cette fourberie sans caste sur un terrain réduit qu’on leur connaît, aptes à suivre le leurre si on le leur présente avec les convenances, protestant avec genio dans le cas contraire, se retournant alors comme des chats et, sous l’énergie mauvaise, les pattes écartées en araignées, dans une ondulation de guépard qui se jette sur sa proie. Bon, c’est bien ! Mais, d’une part,  c’est toujours pareil, et d’autre part et surtout, c’est affligeant le lendemain d’une corrida d’aussi grande caste que celle des Cebada Gago. Et j’aurais préféré voir la veille les toreros du jour.

En dépit d’un sorteo qui lui était sans doute moins favorable, Robleno m’a laissé sur ma faim. La lassitude des faenas stéréotypées face à des toros sans race a fait le succès de ce torero, discret et courageux, qui n’a jamais eu le choix de ses adversaires ni le loisir des faenas formatées. Les aficionados l’aiment pour cette contrainte à laquelle, comme tous les autres, il souhaiterait sans doute échapper. Risquer la blessure ou la mort n’est pas un métier durable. Alors on a nommé mérite cette fatalité, et talent son impossibilité, pour l’heure, de s’y soustraire. Ses prouesses à Céret ou à Madrid ont fait le reste et entretenu un cartel de niche, fait d’abord d’une atroce abnégation. Je l’ai toujours vu faire face au danger, la peur au ventre (moi), peur que sa technique n’a jamais apaisée, à la différence des belluaires d’il y a trente ans, des Ruiz Miguel, des Tomas Campuzano, des Manili,  des Mendes et même des Nimeno. Je l’ai trouvé ce jour digne, un peu à distance, froid comme le temps, pas vraiment là, en tout cas pas comme à Madrid.

Castano m’est apparu plus centré, plus accompli, plus allant, plus torero, beaucoup plus encore qu’à Nîmes face aux Miuras.

Et sa cuadrilla, toujours éblouissante, fait le spectacle, avec la découverte, ce jour, d’un nouveau (?)  banderillero qui alterne avec David Adalid, se présente au toro à  petits pas et soigne son allure.