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San Isidro 2012

par Juin 24, 2012Corrida 2012

Madrid, 31 mai 2012- Lopez Chavez, Fernando Robleno,Jose Maria Lazaro/ Escolar Gil

Des grappes de foule s’écoulent lentement des rames du métro. Un fleuve puissant de processionnaires aimantés par un même courant. Au débouché de la station, on grimpe ensemble les marches vers la lumière, dans un silence de martyrs aztèques. Et soudain, les arènes vous tombent dessus. Une forteresse de briques rouges, aux hautes tours carrées, reliées par des galeries en terrasses de style arabo-andalou, dont on pressent qu’elles sont une ultime diversion. Deux groupes de sculptures y font face qui nous disent le reste : un hommage au torero El Yio, mort à 21 ans, comme un ange suspendu à la corne d’un toro, pleuré par les siens, et un buste du Dr Fleming que salue un maestro de bronze. Le sacrifice et la pénicilline, la mort et la blessure. On n’entre pas dans Las Ventas, les arènes de Madrid, ces arènes du monde, sans un frisson et la mine grave. Voilà pour l’aficionado. Songeons au torero qui franchit le patio de cuadrillas

Il n’y a ici ni fantaisie ni légèreté. Il n’y a pas, comme à Séville, de calle Iris par où les toreros rejoignent la plaza, applaudis par les badauds qui les encouragent dans une
atmosphère chaleureuse de fête partagée. Madrid, ce n’est pas la fête. Les toros y sont généralement redoutables et le public est au torero plus redoutable encore. On exige, ici un toro morphologiquement parfait, aux cornes les plus fines possible, et de caste, pour que le combat soit «à la loyale» ; la moindre boiterie de l’animal déclenche protestations et sifflets jusqu’à ce que la présidence en ordonne le changement. Quand le toro est exempt de tout défaut visible, alors le toro n’a jamais tort, et si le toro est  compliqué, vicieux, couard, con genio, et que le torero ne s’accorde pas avec lui, on siffle le torero parce que « à chaque toro sa lidia» et que l’homme n’a pas le droit d’être en échec.

Madrid n’aime rien mieux que la force d’âme. Voilà pourquoi, les toreros punteros, les stars de la tauromachie, y sont généralement mal accueillis. Aux yeux de Las Ventas, leur succès durable manifeste un trop insolent désir de vivre. Ceux qui en sont dépourvus, les chevaliers à la triste figure, les moines de l’Escorial, et quelques toreros de second ordre n’ayant plus rien à perdre, et qui le montrent, sont attendus avec curiosité. Et ils le savent : une oreille coupée ici vaut dix ailleurs, un prochain contrat à Madrid et une dizaine de
plus dans la saison. Deux oreilles, c‘est une Puerta Grande et une temporada assurée et peut-être même deux.

Tout ceci, on le sait. Pourtant on sort de cette corrida d’Escolar Gil, la première des trois corridas dures qui ferment le ban de la San Isidro, en se disant qu’on n’y reviendra plus. Cette corrida sera ma première et ma dernière Escolar Gil. Cette ganaderia, peu pour moi ! Trop dur, trop éprouvant, trop cruel, trop archéo, trop plouc ! Il n’y a rien dans cet
après-midi de toros qui m’ait plu, et presque tout m’a horrifié, jusqu’à me faire douter de mon aficion.

Les toros, d’abord, qui offrent toute la gamme de sauvagerie des monstres qu’on offrait il y a vingt siècles aux gladiateurs. Et avec ça, des cornes sans mesure, menaçant de tous côtés, certaines en chandelles vers le ciel, d’autres interminables, à l’horizontale, comme des pattes d’araignées. Il se trouvera même un public imbécile pour applaudir, à l’indignation d’Antonio Lorca -pourtant pas un tendre- dans El Pais du lendemain, la sortie de trois d’entre eux, aux armures plus exagérées encore que les autres (le 2 et le 5,
soit le lot de Robleno, et le 4 pour Lopez Chavez).

Ensuite, le sens même de ce type de corrida, où seule l’idée commune que l’on se fait de l’esclavage ou de l’aliénation – au sens à la fois psychiatrique et marxiste du terme- peut expliquer la présence d’un homme à pied muni d’un peu de tissu face à de tels aurochs.

Ce jour, Lopez Chaves, brave torero salmantin de 35 ans, qui cherche ses saisons depuis 2007, date d’une grave blessure, et n’a toréé qu’à 14 reprises dans des bleds l’an passé, Madrid lui ayant cependant, magnanime, offert en  2011 une corrida de la même eau que celle du jour ; Jose Maria Lazaro est un torero encore plus discret, pour moi inédit après cinq ans d’alternative, et qui n’a torée que 6 fois l’an passé, dont un paseo à Las Ventas durant les corridas de l’été ou l’on profite des 45° à l’ombre pour brader des toros infumables devant un public égaré et quelques journalistes taurins trop fauchés pour être ailleurs ; Robleno enfin, le seul des trois qui soit aguerri à  de telles épreuves.

Alors qu’attendre de telles confrontations ? Ont-elles un sens ? Ce jour j’en doute, et au fond cette alternative que l’on offre aux toreros entre le désastre et la mort, en attendant (« esperar » en espagnol)  une miraculeuse étincelle d’héroïsme victorieux, me dégoûte. Roland à Ronceveau, c’est beau, mais à la fin, tout de même il meurt. Je n’aime pas les chansons de gestes. Entretenir ce type de légendes en pariant sur la vie des autres, s’affliger de la peur du torero ou frémir de sa folie en faisant nôtres ses émotions au seul motif qu’on en a été le témoin saisi, c’est vivre à bon compte et par procuration, se croire vivant parce qu’on a des frissons. Comme les lecteurs de Détective ou de Voici.  Des  tremendistes du rien.

Alors, pour ceux-là de mes lecteurs, et ceux-là seuls, on aura vu Lopez Chavez reculer devant sa bête fauve, comme jamais je n’avais vu un  torero reculer ; tentant de fixer son
toro, mais le toro avançait toujours, et de plus en plus vite ; voulant le fixer pour le citer mais reculant de 5 mètres, de dix, de vingt, de trente ; toréant à reculons et presque en courant. Un instant, il tente de s’y mettre, mais aussitôt abandonne. Il sera plus vaillant sur son second, le plus « toréable » du lot, le cite de loin, l’embarque, se sent un instant
soutenu par le public, mais ne parvient pas à lier, alors Madrid cruellement s’impatiente.

Lazaro offre son premier..au ciel ….sous les sifflets du tentido 7. Que mala educacion ! Ce toro s’emploie un peu, répond aux cites mais s’arrête en cours de passe et regarde
alors autour de lui, jetant l’effroi. Lazaro s’applique à tendre la muleta dans l’indifférence générale. Son entame de faena sur le suivant sera spectaculaire. Il cite depuis le centre de l’arène, le toro, qui n’avait jusqu’alors manifesté aucune bienveillance particulière, à la talanquera ; il cite, le corps bandé comme un arc, le bassin offert, se livrant sans savoir. Le toro accourt, fonce sur lui, on en a le souffle coupé, fonce sur lui mais se laisse finalement prendre dans la muleta. Trois passes, nouvelle série, puis son adversaire n’a plus rien à donner de ce côté. Lazaro prend l’autre main mais l’arène, oublieuse du don de soi du début de faena, papote, n’y croit plus, n’en a rien à foutre, mais alors rien du tout, de ce torero qui lutte, non pour se faire un nom, mais pour survivre.

Robleno a plus de métier, mais cela ne change pas grand-chose devant un tel bétail, ni brave, ni noble, con genio, et dont chaque exemplaire a de zéro à dix passes à livrer. Il sera
dominateur à la cape et sûr à la muleta, devant un premier, tueur, auquel il offre la jambe et ça passe,  et un second,  assassin, et ça ne passe d’aucun côté. Trasteo mobile de châtiment. Madrid, qui de tout l’après-midi n’aura manifesté aucun signe d’encouragement aux toreros, a cependant l’air d’apprécier Robleno.

Pour moi, Escolar Gil c’est fini ! Vite passons à autre chose. Soirée exquise plaza Santa Ana.

[à suivre : Cuadri , le 1er juin pour Rafaelilo, Javier Castano et Luis Bolivar et Adolfo Martin, le 2 juin pour Jose Luis Moreno, Juan Bautista et Ivan Fandino]