« Moment d’un homme ; plénitude d’un torero »
Il y a des moments dans une vie, comme ça. Les pièces dispersées du puzzle se rassemblent, on retrouve enfin celle qui faisait défaut (mais bon sang où était-elle ? et par quel miracle réapparaît-elle ainsi alors qu’on l’avait tant cherchée en vain ? ). Une insoupçonnée aimantation opère qui fait alors l’unité d’un homme. Pour un torero, c’est la même chose, mais en plus spectaculaire. Car deux cornes rodent et que la plénitude face à deux cornes qui rodent, c’est plus compliqué. Morante de la Puebla a retrouvé depuis deux ou trois ans son unité d’homme et cette année une plénitude de torero, consacrée à Séville par deux oreilles et la queue, trophées indédits à La Maestranza depuis plus d’un demi-siècle, et par une Porte des Princes qui a failli en perdre son nom, tant cette titulature paraissait mal adaptée, presque trop modeste, à l’empire de ce torero.
C’est en empereur, qui a triomphé de toute adversité, que l’on vit Morante traverser le ruedo nîmois, consentir à répondre aux saluts de la foule après le paseo, modestement, à quelques pas du burladero, se saisir de sa cape, ce jour de soie ou de satin, comme celle de José Tomas lors son encerrona, et servir des véroniques lentes, pleines de majesté, puis un quite, le quite surtout, de velours. On le voit, décidé, après le salut au palco, s’avancer à grand pas vers son toro, la muleta repliée sur le bras gauche, en cartucho de pescado, et… se mettre à genou pour un cambio par devant, avant de servir deux aidées par le haut, qui libèrent un bouquet de naturelles somptueuses. La suite fut d’évidence, évidence du sitio, de la distance, du geste, quelquefois du temple, surtout de main droite, avec deux ou trois derechazos interminables, les zapatillas bien terre, le bras qui en impose, le poignet de soie. Oui, c’était l’évidence, la facilité, l’autorité du geste, le mando, car le toro avait quelquefois la charge hésitante, et cette voix rauque qui intimait des ordres à son adversaire qui ont subjugué. La faena fut, en elle-même, plus complète que véritablement grandiose (bien des naturelles enganchées, absence de cette inouïe lenteur qui rend fou). Mais le cachet, le sceau, la marque, la signature du maître étaient là et bien là. Et ceux qui étaient venus voir Morante étaient ravis, pour lui – et, au fond pour eux, comme un lecteur est comblé par un autographe d’écrivain affectionné, peu important que l’oeuvre signée ne fût pas celle des cimes. Une épée fulminante al encuentro, décomposée en deux temps, de toute beauté, lui décroche deux oreilles.
Consommateurs de « triomphes » comme nous le sommes devenus, on a craint un instant que, la coupe à émotions étant pleine dès le premier toro ( » j’y étais », « faena de deux oreilles et la queue »; » comme à Séville »/ réponses possibles (et toutes personnelles) : oui/ non pas du tout/ non pas du tout), les arènes ne se vident aussitôt ! On aurait eu grand tort.
Les Nunez del Cuvillo faisaient un peu plus « toros » que les Victorianos del Rio de la veille, en dépit de l’absolue absence de présentation du cinquième, faible et terriblement brocho, et d’irritants signes de faiblesse (le deuxième s’est sans doute blessé au pattes dans le ruedo, le quatrième de Morante était un invalide dès sa sortie en piste, ce qui nous a donc privé du bis).
Le beau Manzanares n’a plus très bonne presse. En des temps où la réputation (le faire savoir) compte davantage que l’exécution (le savoir faire), il est difficile de lutter. Il l’a fait ; il est vrai qu’après la saturation morantiste la chose n’était pas d’évidence. Devant son faible premier, les incidents de fin de faena (flêchissements du toro, désarmé du torero) ont fait oublier les quelques merveilleuses naturelles, une ou deux interminables, templées et lentissimes qu’il avait dessinées. Une épée fuminante lui décroche une petite oreille. L’invalide suivant, qui est tombé avant l’épée, ne permettait rien.
Et puis, il y eut Talavante. Plein de variété et d’aisance à la cape, dès le quite sur le deuxième, puis à la réception sur le troisième, long à fixer, mais qu’il remate, le moment venu, par des passes du tablier et deux chicuelinas au centre de l’arène. Un toro plein de gaz et de présence, qui renverse le piquero et vient fort sur la deuxième pique, que Talavante offre au public. A genoux, pour une passe du cambio, puis une série complète, où il torée de verdad, par derechazos, puis, debout, très droit, relâché, la main très basse, des changements de main aériens, des naturelles de haute volée (c’est sa passe, sa main gauche est sa main), puis ça baisse, hélas (son toro est vidé) et l’épée sera très basse (saludos).
Sa faena sur le six – le plus intéressant du lot-, reçu à la cape par deux faroles somptueux, était exquise de variété, de bon gôut, de légèreté brillante : un changement de main plein de desmayo, un molinete dans les mollets, une passe de las flores inattendue, une pluie légère de naturelles.
Quel beau contraste avec le Morante. Quelle féérie que ces tauromachies si différentes. L’une, ce jour, toute en densité, autorité, compacité, économie de gestes et évidence des lignes ; c’est si fort qu’on en manquerait un peu d’air ; une tempête d’art et la foudre qui nous saisit. L’autre toute de fluidité, de légereté, de lignes de fuite, de fantaisie joueuse ; un toreo de courant d’air, de petite brise de printemps qui soulève les jupes des filles. Savoureux (une oreille en dépit de la malchance à l’épée par deux pinchazos avant entière).
Quelle belle après-midi pour l’aficionado torerista, dans une arène ensoleillée et encore pleine à craquer où les jeunes font nombre, qui reviennent voir des hommes combattre des toros. Et qui s’en régalent.
Les polémiques de l’hiver nous auront fait du bien. La menace d’interdit nous a redonné du coeur. La pédagogie candide et désarçonnante de El Rafi dans les médias y est sans doute pour beaucoup. Le cartel de Roca Rey, le retour de Castella et de Talavante et l’empire de Morante ont fait le reste. Olé !
NB/ Plein de pensées pour Morenito de Aranda, le torero de Madrid, gravement blessé, hier, à Vic, pendant que nos maestros nous donnaient ici l’illusion du facile.