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Arles, 9 avril 2023, Daniel Luque, Emilio de Justo, Juan Leal/ Vitoriano del Rio

par Avr 13, 2023Corrida 2023

Lot très sérieux de Vitoriano del Rio pour un cartel de catégorie bien rematé.

Lot hétorogène, certes, de poids (de 510 à 575 kgs), d’âge (d’à peine quatre ans pour le 6ème à presque six pour pas mal d’autres) et de tête (les 1, 3 et 6 conséquents) mais de présence ou encastés (le 2 et le 5), tout sauf fades et quatre sur six la gueule fermée en fin de fanea. Des toros qui entretiennent le jeu, exigent pas mal du torero, pas du tout sur roulettes et mécaniques, quoique nobles dans l’ensemble (le 1- faible- le 4 et le 6), le 4ème supérieur en tout. Un ou deux crans au-dessus des La Quinta de la veille.

Et une terna de grande variété d’attitude et de jeu qui nous a offert une après-midi très intéressante et sans aucun moment d’ennui tant tout était passionnant à suivre.

Daniel Luque allie souvent le pire et le meilleur, se donnant à voir, comme les toreros « pintureros », qui offrent leur planta torera aux photographes pendant que les aficionados se morfondent de tant de gaspillage de toreria pour qui en regorge. Elégant dans un costume dragée aux parements noirs, appliqué et serein, Luque se tient bien, flatte la mise et peut être exquis quand il le veut. Mais souvent, il triche. Dans cette alliance du pire et du meilleur, chacun retiendra ce qu’il voudra. L’exquis ? Les mises en suerte de son premier toro à la pique, par des largas émouvantes, la cape, tenue d’une seule main à l’épaule, paraissant s’évaporer sur le sable ; ses naturelles, ses trincheras ; son relâchement  un peu manièriste et, de manière plus générale, son attitude très contrôlée en piste. Le pire ? Ses passes de la droite au faux placement, comme Ponce nous a accoutumés à le faire : complètement parallèle, le tissu lointain, se redressant, la chute de reins altière, quand le toro est passé, tachant le costume comme s’il avait toréé de verdad. D’ailleurs Ponce l’inspire, croit-on deviner à le voir tenter, à plusieurs reprises mais sans aucune réussite, de citer son adversaire d’un revers de coin de muleta sur le sable, comme le faisait le maestro de Chiva en fin de carrière. Le pire encore ? Ses luquesinas, l’épée jetée au sol, la muleta citant le toro d’une main l’autre, après un changement dans le dos, mais, à la différence du Roca Rey d’hier, lui, Luque, le corps cassé en deux en équerre sur sa bête. C’est assez vilain (une oreille sur son premier). Le suivant, le plus médiocre du lot, qui cherchait à chaque retour les mollets de l’homme, ne permettait sans doute pas grand chose (mais encore une très belle mise en suerte devant le piquero et une envie de véroniques au quite (ses véroniques,  généralement somptueuses, sont restées ce jour inédites) mais qui restera sans exécution, à l’exception d’une larga de remate s’évaporant interminablement dans le temple (le plus beau geste esthétique de l’après-midi).

Emilio de Justo a réchappé à la mort l’année passée et lutte de toutes ses forces pour revenir dans le carré d’or. Cet effort lui coûte, mais il le fait et c’est beau. Hélas, désormais il crie pour se donner du coeur et du coeur sur le deuxième de l’après-midi, 570 kilos, encasté et très exigeant, il en fallait… Très belle réception par véroniques, puis passes du tablier (celles-ci beaucoup moins heureuses), puis première moitié de faena en allongeant la charge de son adversaire tout en le dominant, dans trois séries vibrantes, allant a mas. Ca se passe beaucoup moins bien sur la main gauche, le torero, avisé et désarmé, devant fuir, puis se reprenant pour finir par naturelles de trois-quarts qui se voulaient de face, mais de face Emilio, ce jour-ci, devant ce toro-là, ne pouvait pas. Trasteo de valeur que le publlic a su voir (vuelta très fêtée).

Grande fena classique et de dominio sur le plus beau et sans doute le plus intéressant du jour. Soudain nous retrouvons le Emilio d’avant blessure. Très sûr, en puissance, citant de loin (un peu à la manière du Rincon des années 90), embarquant sans faillir, dans le sitio, puis une énorme série de naturelles, longues, mains basses, vibrantes de toreria. Ca baisse un peu, toujours à gauche, pendant que la banda joue des castagnettes, puis Emilio se reprend dans une belle série de main droite (la corne de son toro) où on le voit se régaler, souriant à sa force d’âme retrouvée. Le plus beau ? Ses face-à-face du début, s’apprétant à citer son toro de vingt mètres, où soudain le maestro, que l’on trouvait jusqu’alors un peu amaigri, le teint pâle, barricadé, paraît plus grand, puissant,  maître du ruedo et du combat. C’est fou, quand même, le mental (et la psychologie des foules….). Termine bellement par des passes aidées par le haut de macho et une passe du mépris. Pinchazo. Epée entière qui libère le maestro de toute l’adrénaline du monde : on le voit crier en sautant sur les pieds, comme secoué par une crise épilleptique « Esta muerto, esta muerto », en parlant de son toro, comme si, après un combat si décisif, la chose tenait du miracle. Son  cosas de toros !

 

Juan Leal, c’est autre chose. Il a offert au public son premier adversaire, un manso con caste, tardo, qui a poussé avec puissance aux piques, en tentant de le citer depuis le centre de la piste pour une passe du cambio. Il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu’un tel toro, qui ne s’engageait que de près, ne viendrait pas de si loin…. Changement de braquet du torero qui se résigne mais ne veut pas céder sur l’essentiel. Passes en aller-retour sans broncher, des circulaires qui obligent, puis une main gauche qui oblige trop et Juan se fait prendre. L’habit couvert de sang (du toro), Juan sert alors deux séries de main droite, la main très basse, tout de dominio, provoquant le toro qui ne pouvait en supporter tant. C’est ça Juan ! Une manière d’entêtement cru à aller à l’essentiel, moitié courage, moitié provocation. Provoquer le toro dans son terrain et le public dans ses certitudes esthétisantes. C’est le rideau de nos illusions qui se déchire. Le toreo du dévoilement. Son toreo ? Du poil à gratter, un gant de crin : il faut que ça rappe, que ça nettoie nos illusions bourgeoises, que ça décrasse. Pas vraiment peau douce et ongles faits, le Juan du ruedo. Les peaux mortes, pas trop pour lui ; elles doivent disparaître ! Paco Ordonez, la corrida mondaine, la « musica caillada del toreo », le chant profond des poésies sur l’art de toréer, le beau, le beau geste, très peu pour lui. Lui, la corrida, c’est la tripe, l’abattoir, la poudre et le sang, l’envers des choses apparentes, la vérité du combat de l’homme face à la bête. La sueur et les larmes. L’émotion brute. La vraie. Le combat à nu. Foin des conventions où l’on baillonne les secrets de famille dans de douces torpeurs de maestrantes.  C’est le toreo la tripe à l’air : « Puisque vous y venez pour ça, semble-t-il nous asséner, voilà ce que ça donne. Vous venez pour un combat, voir un mec se mettre en danger face à une bête fauve et vous n’aimeriez pas ça ? Ce que je vous donne, c’est la vérité de votre passion ! Votre passion à l’état brut ». Certains détestent. Moi j’adore. Il y a dans cette folie qui se donne à voir une vérité de l’aficion. Un « ça » comme diraient les psy, dont aucun « moi » ou « surmoi » ne viendrait étancher les forces obscures. Juan Léal, ce jour ? Une faena du « ça », l’habit défait, couvert de sang (une oreille).

Et quand Juan, abandonnant tout trémendisme, pour toréer à contre-style, c’est-à-dire avec classicisme, consentant à pacifier les choses, se résignant à la convention et aux bonnes manières, comme il a tenté de le faire sur le noble sixième (armé, mais très noble et joueur), il lui donne des défauts, le gâche et nous ennuie. On ne sait que souhaiter à un tel torero. Mais moi, franchement, son courage fou, irraisonné, qu’il nous jette au visage, ça m’épate. Et ça m’émeut.