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Béziers, 15 août 2022, Lopez-Chavez, Manuel Escribano, Ruben Pinar/ Miura

par Août 18, 2022Corrida 2022

Retour attendu des Miura à Béziers, qui fut longtemps leur arène de prédilection en France (en Espagne, c’était Séville). La légende noire de ces toros laids – longs, haut sur pattes, paraissant maigres en dépit de leur demi-tonne- a pali depuis vingt ans. Elle tenait tout entière dans l’impossibilité pour un homme raisonnable de les affronter et de les  vaincre. Le titre de gloire de cette ganaderia ? Etre criminelle. De véritables vipères à cornes qui blessent ou tuent les hommes en pailletttes. Le défi, héroïque, mythologique, grandissait les hommes : Richard Millian, Nimeno, Tomas Campuzano, Manili, et tant d’autres, sans oublier le un contre six de Castano dans les arènes de Nîmes. Les anti sont bien bêtes, quand on y pense : le scandale de la corrida, ce  n’est pas que des fauves y meurent, c’est que des hommes y risquent leur vie…

Les choses ont bien changé et les Miuras, toujours aussi imprévisibles, ont conservé leur plumage (toujours longs et haut sur pattes, paraissant efflanqués) mais ont perdu de leur sauvagerie, de leur force et de leur vice.

Ceux du jour étaient imposants, jaugeant entre 600 et 650 kilos, les trois derniers splendides, mais les deux premiers un peu faibles et se vidant assez vite, trois sur six de belle noblesse (ce qui en réalité déçoit pour un Miura comme la conversation chez un voyou), et deux (les deux derniers) des Miura à l’ancienne, un manso con casta le 5ème (un régal de toro) et un brave mais gazapon le 6ème qui nous a assuré les deux tiers, avant de tirer le rideau sur sa race à la faena de muleta.

Huit mille personnes se sont régalées des hommes et/ou  des toros, dans une arène jeune et festive, d’abord estivale avant de se déniaiser lors des deux derniers combats. Des bandas jouent entre deux toros, l’arène alors se lève et danse, un verre à la main ; on entend quelquefois un bouchon de champagne qui pète dans les loges, que la foule qui boit de la bière ou du coca salue comme on le fait de feux d’artifice lors des noces d’un bon pote. En se disant qu’un jour notre tour viendra…

Lopez Chavez, le torero sans prénom,  m’a emballé sur ses deux toros. Appliqué, toujours dans le sitio et toujours se croisant, il a servi une faena essentiellement gauchère sur son premier, noble et qui marquait des signes de faiblesse, mais dont il a su, avec beaucoup d’oficio, entretenir le feu, avant une épée dans le rincon mais efficace, le tout justifiant une jolie oreille méritée. Sa faena sur le second, plus conséquent (620 kilos), qui a poussé sur la première pique mais s’est défendu sur la seconde, a confirmé le sérieux du torero, sa grande technique et sa manière, depuis les doblones hyper-templés du début, jusqu’aux cites de face, les jambes écartées, le bassin en avant, les épaules rejetées en arrière, tant sur main droite que sur main gauche. Un moment avisé (un Miura même noble reste un Miura), la faena baisse un peu d’intensité à la la fin et les deux tiers d’épée, un peu basse, provoquent une lente agonie que le public proteste, sans que le torero n’y puisse rien, laquelle fait tout oublier de son office et de sa belle journée à une foule versatile. Dommage.

Escribano, le torero si souvent blessé, le torero de « pas de chance », tombera sur le lot le moins propice. Il accueille son premier par une larga afarolada à genoux qui casse un peu le toro, le banderille brillamment (la deuxième paire et le violin al quiebro qui suit font se lever les arènes) et se fait très sérieusement accrocher à la faena, le corps interminablement étendu  sous les cornes du toro, avant que le péonage ne se précipite pour l’en sauver. Il se relève, la jambe de son costume est déchirée à l’arrière : on voit la fesse et un filet de sang le long de la cuisse. Il tue face à un public commotionné par ce qu’il vient de vivre, puis va à l’infirmerie se faire soigner.

Il en ressortira à la fin de la corrida pour remplir son contrat en toréant son second adversaire, dont la sortie sera reportée en sixième position… en jean, bras de chemise et le poignet bandé. Et que voit-on alors ? On voit ce convalescent, sans oripeaux, chaquetilla, ni lumières traverser la piste, la cape en mains, s’arrêter dans l’axe du toril et s’agenouiller pour accueillir à puerta gayola son toro à genoux, face à une arène tétanisée, saisie par la folie du geste et le courage inouï d’un torero qui nous offre, en sacrifice, notre lot de consolation et son rêve de gloire. Une chape de recueillement et de silence, dans une arène jusqu’alors insouciante, un peu fêtarde et aoûtienne, drape soudain le ruedo de ses attentes sacrées. Silence absolu. On retient son souffle. Le torero fait signe à l’arenero de la porte du toril :  » Je suis prêt ». La porte s’ouvre. Face à face du soleil du ruedo et de l’obscurité des chiqueros. Du torero et de son toro. Le silence est total, et comme les respirations, suspendu. On s’effraie de tintements indistincts que l’on entend depuis le toril. Puis on voit le toro qui en surgit et cette cape qui vole au-dessus de la tête de cet homme à genoux, comme l’on prie, comme l’on risque, comme l’on feinte. A la vie à la mort. Et c’est la vie Bon Dieu ! dans des ébranlements de foule qu’apaisent des véroniques de miraculé. C’est grandiose ;  toute l’arène est debout.

Escribano aura à coeur de mettre en suerte ce toro, un des deux plus beaux de la course (632 kilos), le plus loin possible du cheval et nous aurons droit alors à quatre rencontres avec le piquero, le toro allant a mas, accourant de mieux en mieux, poussant de plus en plus fort sous le châtiment, parfait d’exécution (musique aux troisième et quatrième rencontres), qui ne tire aucune larme à quiconque parce que le toro y révèle sa race et sa bravoure. Nul, hors des arènes, ne peut comprendre sans doute. Mais chacun, ici, sait ce qu’est le premier tercio d’une corrida accomplie. Plus grand chose après. Escribano ne peut pas banderiller, et le toro gazapon ne veut plus jouer. Peu importe, ce torero, auquel je suis ordinairement peu sensible, m’a conquis par sa hombria qui a embrasé les arènes. Que bien !

Un autre aussi aura convaincu. Et bellement. Ruben Pinar, torero de second ordre auquel on fait appel pour rémater des carteles qui pourraient l’être avec un autre, a triomphé ce jour. Par son entrega, sa décision, la variété de son jeu face au troisième, un toro plus ramassé, plus « joli » et moins Miura que les autres, très noble (640 kilos tout de même), connectant avec le public peu soucieux de sa position lointaine mais sans doute conquis par sa bonne volonté, son attitude, et une chute de reins « muy pinturera » qui donne le change. Une jolie faena plutôt droitière (enchainement de trois pechos ; passe à l’envers circulaire), qui porte mais ne m’emporte guère, lui décroche deux oreilles et une vuelta au toro, comme tombée du ciel : Dax un jour d’orage !

Mais sur son second, un vrai Miura de 650 kilos, terriblement manso (cinq rencontres et quatre qu’il fuit) mais con caste, qui domine toute l’arène lors du tercio de banderilles où il affole les hommes, Ruben Pinar a inventé une faena d’une intelligence, d’une technique, d’une densité étonnantes. Le torero trouve tout de suite la juste distance, s’empare du sitio, met la jambe à toutes ses passes et manda, templa, embarque son adversaire dans des séries allant  « a mas », de main droite mais surtout peut-être de main gauche, où chaque passe, parfaite de position, d’exposition et d’exécution arrache aux gradins des « olés » de feu et de verdad. Soudain, on n’est plus à Béziers, ni à Dax, ni à Nîmes (pas à Nîmes, bien sûr…) mais à Madrid. Epée entière et concluante. Deux mouchoirs d’évidence tombent du palco en même temps. C’est l’ivresse des vrais combats. Celle des vainqueurs. Et il n’y a pas plus belles victoires que celles des modestes.