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Céret, 17 juillet 2022, Alberto Lamelas, Roman, Maxime Solera- Dolores Aguirre

par Juil 24, 2022Corrida 2022

Ma plus belle corrida de l’année, et de loin. « Une belle corrida de toros… »  songent sans doute les plus hémiplégiques de mes amis. Non non, une belle corrida tout court. Où tout revient soudain, qui était enfoui, la beauté, l’intérêt quasi-constant, les émotions, la caste des toros et la valeur de ceux qui les affrontent. Où tout ressuscite, que l’on avait oublié, l’idée d’un combat, le défi à relever, la peur ou les cornes qui rôdent et peuvent faire reculer les hommes ou les faire grandir, avec en prime la révélation d’un torero à son meilleur, épatant de sitio, de technique et d’entrega : Maxime Solera, le torero de Fos-sur mer, tout le monde n’est pas né à Triana !

Les toros d’abord, puisqu’en effet tout est là. Grosse présentation en trapio (560 kgs en moyenne) et en cornes, sauvagerie, gorgés de caste et qui se ruent sur les burladeros avec une puissance inouïe. Dieu qu’ils ont l’air méchants… Et quand l’un d’eux nous fait face, depuis la piste, et que l’on voit ses cornes relevées et astifinas depuis les gradins, on ne peut s’empêcher de frémir. Vous imaginez celui qui lui fait face à pied, dans le ruedo…

Les tercios de pique sont ici, comme nulle part ailleurs, attendus et d’une grande exigence d’exécution ; c’est, à Céret, un tercio d’évidence, loin des pitoyables simulacres de piques auxquels nous condamne l’absence de race ou la faiblesse recherchée des toros ordinaires, qui minent la passion taurine comme écharde dans la baudruche, la discréditent et la font paraître absurde sinon obscène. Un tercio qui, ici, révèlera la bravoure du premier, hélas interrompu par la présidence devant un public incrédule, la force et la puissance du troisième (le tercio sur ce toro-là sera, à mon sens, le mieux exécuté), le génie d’un piquero sur le quatrième (vous l’aurez reconnu, c’est Tito Sandoval) qui, après une première rencontre de feu, qui fera littéralement valser toro et cheval dont les pattes sont alternativement soulevées du sol – celles du cheval sous la poussée tonitruante du cornu et celle du toro, qui creuse les reins pour lutter plus fort encore- lève sa pique qu’il tient alors comme un bâton de berger et se laisse pousser sur près d’une moitié d’arène, donnant à voir la force et la bravoure de ce combattant, avant d’attendre les deux prochains assauts – bien préparés par ce cavalier d’exception mais plus aléatoires dans la manière- et qui sort en triomphe devant une arène debout. Mais le plus spectaculaire sera, peut-être, sur le cinquième, tant la charge de ce toro était puissante et sa caste inouïe. Il démonte la cavalerie dés le premier assaut, se rue sur le caparaçon du cheval à terre, escalade l’équidé comme pour l’étouffer sous son poids, et y reste interminablement, malgré les efforts des hommes à pied – Bonijol en première ligne- jusqu’à ce qu’on parvienne à le défaire de sa cible, à l’éloigner de son fait d’arme.  Une scène toute d’animalité, grandiose, cruelle, à l’instinct, à la race.  Mazette !

Face à de tels adversaires, il fallait avoir le coeur bien accroché.

Roman en a un peu manqué sur son premier, au coup de tête vipérin lors du tercio de banderilles, qu’il a toréé par le bas en se gardant beaucoup avant de rapidement comprendre qu’il ne pouvait pas, ce jour, dans cette arène, faire davantage. A la suerte de mort, on voyait le toro marcher, la gueule fermée, vers l’homme et l’homme reculer. Tout était dit. Il a offert le suivant au public sous quelques cruels sifflets lui rappelant sa déroute antérieure. Ce ne fut certes pas facile, mais il s’arrima davantage face à un toro querencioso qui tentait de fuir vers les tablas à chaque fin de passe, en criant beaucoup à chacune comme pour se donner du courage  mais en se décentrant d’autant au fur et à mesure du combat. Ce toro ne pouvait se livrer que si on lui mettait la muleta sous le mufle et Roman ne l’a pas toujours pu. Un type de l’Association du Toro de Madrid – ici, en nombre et qui fait assez largement l’opinion- lui a crié un odieux et définitif « Asi no se puede »  qui a mis un point final au combat de Roman contre lui-même. Sa seule satisfaction ? Avoir rempli son contrat, s’être présenté ici et en être sorti vivant et sans blessure. Mais par une telle après-midi, on sentait que, pour Roman, cette satisfaction était immense. On le voyait, après l’épreuve, détendu et souriant dans le callejon, amusé par la cobla qui joue traditionnellement, entre le cinquième et le sixième combat, la Santa Espina, une sardane militante qui fait gigoter le gradin, comme un intermède tombé du ciel, tout à fait inattendu après l’enfer que vivent ici les hommes et qui ne tardera pas à reprendre dès les dernières notes du morceau.  Il est vrai que c’est étrange, comme si, dans un match de boxe, on faisait sortir des pompons girls entre deux rounds pendant qu’on éponge, aux angles du ring, le sang du visage des combattants effondrés.

Alberto Lamelas, accueilli avec ferveur -après le paseo, le public l’a obligé à saluer et il l’a fait seul, sans y convier  ses compagnons de cartel, ce qui m’a un peu surpris-, eut à affronter le meilleur lot. Les deux premières séries sur son premier étaient vraiment très belles, le toro faisant l’avion et chaque derechazo étant gorgé de la présence et de la caste de l’animal. Rien à gauche où le toro paraît plus réticent y con genio puis tout se délite un peu avant un pinchazo, trois quarts d’épée et deux descabellos qui ne privent pas Lamelas d’un salut affectueux. La faena sera plus complète mais encore un brin a menos sur le suivant (que Sandoval avait piqué) mais je ne suis pas sûr, à propos de mon  » a menos »,  que sur de tels toros une faena « complète » soit de mise. Evidemment, on l’attend cette faena, qui serait à hauteur de la caste débordante des Dolores Aguirre. Mais au fond, est-ce possible ? Un tel challenge peut-il être relevé ? Nous nous sommes collectivement désaccoutumés à la peur, au danger, aux cornes tueuses,  qui, ici, saturent le ruedo. Je crois qu’à Céret, un torero n’est jamais en dessous du toro parce qu’il est quasi-impossible d’être au-dessus, d’être plus fort que l’animal. Ce qu’on lui demande ici, c’est d’être en face et c’est déjà énorme. Pourquoi ? Parce que ce l’on ressent ordinairement d’émotions au cours d’une faena entière sur d’autres toros se joue ici à chaque passe, qui est un défi en soi, citar, mandar, templar, parar, avec un début et une fin et avec ce qui se joue quand le toro passe autour de la jambe avancée de l’homme en su sitio. En deux séries à droite, Lamelas convainc et bellement, puis il extrait trois naturelles sur la corne gauche plus redoutable et menaçante, et ces trois naturelles étaient un miracle. L’homme et le toro s’épuisent un peu de tant d’efforts consentis à la bataille. Estoconazo qui vaut à Alberto une oreille que certains lui auraient chipoté, comme on chipote un trophée trop facilement gagné dans une placita de plage. Trop facilement gagné ? Une placita de plage ? Ce torero est, hors les arènes, chauffeur de taxi. Il ne parvient ni à gagner sa vie par les toros ni à renoncer à les affronter quand l’occasion s’en présente encore. Et ce refus du renoncement, vous je ne sais pas, mais moi, je l’appelle l’aficion. Ca  m’émeut et ça m’épate.

Et puis il y eut Maxime Solera, le torero qui n’est pas de Triana. Mais quel torero, ce jour !  Souverain à la cape sur ses deux adversaires, dans le sitio, donnant des véroniques gorgées de toreria, puissantes et dominatrices, prolongées par deux chicuelinas sur son premier,  un genou en terre sur le suivant, il a été énorme de tout. Une révélation ! A la faena, son premier, parado, ne permettait rien, mais sa faena sur le dernier toro du jour fut pleine d’entrega, de technique, de métier, de beaux gestes, le tout en allant a mas. Dieu que c’était beau : ce corps bien placé, ce poignet dominateur, ce torero qui pèse face à des cornes impressionnantes, chaque passe étant utile, bien conduite, efficace. Cette leçon de toreo de verdad lui permet ensuite de baisser la main et les deux séries de naturelles qui suivent, surtout la seconde, furent de très grande beauté, toutes de densité, chacune signant une victoire éclatante sur l’adversité. Maxime  reprend la main droite pour une série, main très basse, pleine de rythme et de ligazon, où le toro soudain se rend. Maxime a triomphé. Sans doute grisé par sa réussite, il prolonge un peu trop.  Son épée, tenue de la main gauche, pour un récibir, sera aléatoire. Il perd l’oreille et peut-être même les deux, tant l’oeuvre m’a paru dense et incroyablement dominée.

A la fin de cette très belle corrida du centenaire, le mayoral fut appelé à saluer, ce qui n’est que justice : quatre des six Dolores Aguirre étaient de feu. Maxime, lui, a dû partir déçu, alors que l’arène tout entière a découvert un torero de verdad, vraiment impressionnant. On sort de là, exalté, en se disant  qu’il ne faudrait voir de corridas qu’à Céret….