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Nîmes, 4 juin 2022, Manzanares, Roca Rey, Alejandro Marcos/ Garcia Gimenez

par Juin 7, 2022Corrida 2022

Les arènes, pleines jusqu’à la dernière pierre romaine, étaient à la fête. Qu’un jeune torero péruvien, par sa manière d’être dans le ruedo, son entrega, son désir de réussite, son courage comme un culot d’enfant, ses fulgurances et son goût de l’épate puisse, à nouveau, remplir des arènes, aucune nouvelle ne pouvait nous rendre plus heureux ni plus fiers de notre passion, avec sa part d’exaltation et de mystère.

Hélas, la fête nous fut gâchée, et pas qu’un peu, par une quarantaine d’anti-taurins que les autorités ont laissée, pour la deuxième fois en deux ans, protester en lisière du parvis des arènes, entre injures mégaphonées à destination des spectateurs (« dégénérés » et autres délicieusetés) et, surtout, hurlements continus de sirènes pendant toute la durée de la corrida. Plus de temps suspendu,  plus d’attente inquiète de ce qui va se jouer dans le ruedo, plus de « musica callada del toreo » : une injection  virale d’acouphènes qui nous met à la torture….     12 000 spectateurs, comme saucissonnés dans le coffre d’une voiture dont l’alarme se serait soudain déclenchée, sans fin possible, ni libération en vue.

Ce n’est admissible d’aucun point de vue. Dans le registre politique de la vie de la cité, quand des manifestants entendent protester contre la tenue d’un meeting du camp adverse, la manifestation n’est certes pas interdite mais tenue à distance en sorte que la liberté des uns ne compromette pas celle des autres. La liberté, pour les aficionados, d’assister à un spectacle constitutionnellement protégé, en toute quiétude et sérénité, a été, ce jour à Nîmes, et pour la deuxième fois en deux ans,  foulée aux pieds. On ne voit cela nulle part ailleurs, ni à Arles ni à Béziers ni en Espagne, pas même à Bilbao où les manifestants sont pourtant autrement plus nombreux que notre quarteron nîmois. Comment expliquer que la conciliation entre des libertés contraires, qui s’opère partout ailleurs, soit impossible à Nîmes ?  Et ne se trouve-t-il pas, dans cette ville, une autorité politique ou morale qui ait à l’esprit d’en aviser les personnes en charge de la sécurité publique (préfète ou directeur de la sécurité urbaine) ? Une autorisation de manifestation d’anti-taurins à l’heure de la corrida pourrait être cantonnée à la gare ou à la préfecture, allée Feuchères, ou aux Jardins de la Fontaine, n’importe où où le chaland pourrait être interpelé ou saisi par leur argumentaire, mais par Dieu, pas à deux pas des arènes.

Reconnaissons que la fête nous a été également été gâchée par les toros (mais voilà qui est, ici, plus ordinaire) dont quatre sur six étaient invalides et affllgeants. A chacun de leur trébuchement, de leur chute, de leur affalement, de leur couchage sur le flanc, les pattes en l’air, on songeait, honteux et culpabilisés, à nos protestataires de l’extérieur : ont-ils vraiment tort ? Tout de même, quel spectacle ! Et quand, dans une corrida,  on se met à prier, non pour que le torero domine un animal de bravoure et s’en sorte avec les honneurs, mais pour que l’ectoplasme à cornes qui lui fait face tienne un peu debout, c’en est fichu du tout.

Seul le sixième, de grande noblesse mais à la charge brutale et encastée,  avait du jeu et du jus. Enfin un adversaire à toréer. Hélas il est échu au jeune Alejandro Marcos, dont les gestes d’infirmière sur le premier avaient laissé deviner une certaine élégance altière, mais qui, face à un brave, fit des passes sans dominer du tout son affaire.

Sans toro, nous ne vîmes de Manzanares que ses atouts : sa planta, ses chevaux gominés, son beau costume, et ce visage à la Marlon Brando jeune : toujours cette allure de beau mec des pages « famosos » des magazines de mode, malgré le temps qui passe. Impressionnant de ce Point de vue (si l’on ose écrire).

Restait Roca Rey, impérial tout l’après-midi, mais chef d’un empire qui vacille, sur des fondamentaux perdus : la chute de Rome, lente mais inéluctable.

Condamné à toréer à contre-style sur son premier exemplaire et ce fut une leçon de douceur des choses et de compassion de l’âme à l’égard d’un convalescent, qu’il parvint à tenir debout – puisque là était son seul défi. Une petite oreille après une épée trasera et un descabello, qui nous met un peu de baume au coeur tant, dans ce marasme d’anti-tauromachie, nous avions besoin d’un lot de consolation, quoiqu’il en coûte…

Le suivant était moins faible et n’a trébuché qu’une fois sur le sable. Nous étions contents….Roca Rey, après des passes de cape d’une lenteur et d’un temple inouïs, vraiment savoureuses et qui émeuvent, reçoit, à la muleta, son toro à genoux, par quatre ou cinq derechazos très toréés, suivis d’un soudain et énorme changement de mains dans le dos (à genoux donc !) et d’un pecho ; il se joue, une fois debout, de son adversaire dans les séries droitières de très belle manière, puis prend la main gauche pour une série de naturelles dessinées, qu’il enchaîne, sans rompre ni bouger d’un poil, à des luquezinas, épée jetée au sol, de main droite et de main gauche, et dans ce tout  une passe qu’un changement de main prolonge indéfiniment soulève le gradin dans des ébranlement de foule.

Rora Rey bombe irrésistiblement le torse face à la  foule et sourit alors comme un gosse. Un sourire craquant, qui n’est pas celui de l’arrogance d’un torero enivré par ses propres prouesses, mais celui de l’enfant qui quête encore l’approbation de ses parents à ce qu’il vient d’accomplir, un signe d’amour et de reconnaissance, à quoi son bonheur est suspendu.  Ce doute, vertigineux après ce qu’il vient de faire, doit être son carburant. Que nino !!!! (deux oreilles)

Une dernière image aura fait la course. Roca Rey, toujours, à la réception à la cape sur son second toro. Des passes lentes et vaporeuses, magnifiques, dans lesquelles soudain ce n’est pas le toro qui trébuche mais le torero qui tombe un peu ridiculement sur les fesses. Le toro se  retourne et lui fait face, lui par terre, le visage à une corne des cornes de l’animal. Et soudain, dans un éclair d’inspiration magique, l’esprit d’Aladin sortant de la lampe pour sauver le désespéré, voici le torero qui lance sa cape en un farol au-dessus de sa tête pour se libérer du danger en déviant la charge. Le toro, surpris et leurré par le geste, poursuit sa course en s’aimantant aux rebords de percale, laissant le torero sain et sauf, qui se relève et se joue à nouveau de lui dans un bouquet de véroniques, toutes de vengeance retenue. C’était pour Roca Rey, le farol de sa vie, le farol d’une vie ! Non pas un réflexe d’homme, un geste de torero.

Et pour nous tous, un éclair de toreria absolue, à quoi on accroche comme des déspérés les étoiles lointaines de nos passions anciennes. Comme on souffle sur une braise, en espérant encore.