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Séville, vendredi 3 mai, Castella, Manzanares, Roca Rey/ Nunez del Cuvillo

par Mai 31, 2019Corrida 2019

La calle Iris un jour de corrida est le plus beau référendum qui soit. Foule agglutinée, une forêt de téléphones  portables à bout de bras, on y attend l’arrivée des toreros. No hay bilettes. Séville revient, cela fait plaisir.

Beau et chaud et désastre ganadero : les toros sortent faibles, deux sont changés et on se distrait des bœufs qu’on lâche dans l’arène pour raccompagner le récusé en se rongeant les sangs. Sébastien malchanceux au sorteo n’a rien pu faire de ses adversaires qui n’auraient jamais dû paraître dans une arène de cette catégorie. Manzanares a eu quelques gestes sur son premier qu’il a tué d’un récibir parfait et nous a ennuyé sur son second, de réserve, un des mieux présentés,  auquel il s’est mal accordé un jour de peu, sauf l’épée, là encore merveilleuse d’exécution. Roca Rey a fait face en dépit du vent, croisé, spectaculaire, avisé plusieurs fois mais sans convaincre. Je n’aime pas cette allure de héron sur pattes, qui fait un peu le coq dans l’arène en s’inventant une démarche à la Aldo Maccione. Genre le maigre dans un western spaghetti.

On en était donc là  à la mort du cinquième. Las et désillusionnés. Sans espoir.  Quand la corrida soudain s’est rappelée à nous. Par un de ces inattendus surgissements, basculements d’émotions dont elle a le secret- avec l’opéra peut-être.  On n’avait guère prêté attention à ce sixième toro à sa sortie, le tercio de pique n’est était pas un, un tercio de grande tristesse, deux demi-piques à chaque rencontre, parce qu’il faut bien piquer, le règlement l’exige.

Et Roca Rey se mit à genoux. Et Roca Rey soudain a toréé, liant, templant, dans le sitio, oui, tout cela à genoux, inespéré et magnifique, d’un impact inouï. Pecho énorme. Musique.  Une fois debout, il torée très droit, très vertical, la main basse, très basse, dans un terrain réduit où il oblige son adversaire qui s’ouvre, s’anime, s’arrime à la muleta et y revient avec de plus en plus de présence et de codicia. La position du torero, croisé, qui s’expose dans le sitio de son adversaire, donne à ce que nous voyons une dimension qu’on avait oubliée. La main basse et la lenteur une profondeur à laquelle ce torero ne m’avait pas accoutumé. Rythme, ligazon, temple, très peu de muleta, terrain réduit, économie de moyens, technique inouïe mais discrète, folie dominée : on est au creux des choses, au cœur du cœur. Deux séries de naturelles sont d’estampe, la seconde de face, les jambes écartées, le tissu au sol. Puis une série en redondo de la droite d’une lenteur à hurler et une autre ponctuée d’une arruzina dans laquelle le torero s’enveloppe font se lever TOUTE l’arène. Voilà longtemps que cela ne m’était pas arrivé. Oui, debout comme un jeune homme et sans envie de me rasseoir tant c’est beau, tant c’est miraculeux et tant on redoute que tout cela puisse ne pas être éternel. Epée phénoménale qui foudroie le toro dans le délire. Deux oreilles.

Le public qui n’a vu qu’un seul mouchoir continue de demander la seconde puis comprenant sa méprise mais ne voulant pas se dédire réclame la queue. Oui, une pétition de la queue, née d’une équivoque mais énorme, quasi-unanime, à laquelle le palco a su résister. On peut se moquer mais ce qu’on venait de voir était si important et si différent de toute le reste, la position surtout, si rare, dans le terrain du toro, cette cuisse de l’homme qui oblige à ce point le toro qui s’y frotte et en redemande, si différent  donc que chacun sentait confusément que le trophée devait être, comme la faena, d’exception. Il ne l’a pas été. Mais cette faena laissait loin derrière celle du Juli de la veille qui m’avait pourtant tant enthousiasmé. Et miracle suprême, nous a fait oublier tout ce qui avait précédé, ces cinq lamentables combats déprimants.

La corrida est comme les ardoises magiques de notre enfance. D’un trait elle efface tout le médiocre pour nous offrir toujours une seconde chance. C’est pour cela que nous y revenons. Et ce n’est pas fini. Quelle addiction, cet effet ardoise magique !

NB/ A propos du « Séville n’aurait pas été Séville si deux oreilles et la queue avaient récompensé la faena majuscule de Roca Rey », quelques chiffres : Séville a offert 48 rabos à des toreros dont 10 à Belmonte, 6 à Bienvenida (Manuel), 4 à Chicuelo, 2 à Domingo Ortega. Passées les années 20 et 30 de l’autre siècle, la chose devint plus rare mais n’est pas inédite. El Cordobes l’obtint le 20 avril 1964 face à un Carlos Nunez, Diego Puerta pour la féria de 68 face à un Marquis de Domecq, le dernier en titre semble être Ruiz Miguel en avril 1971 face à un Miura.  Moi, même par méprise, la queue je la donne à Roca Rey !!!!