Loin de toute polémique, l’affluence est là. Des arènes quasiment pleines, ensoleillées et des gens heureux d’être ici, comme nous. Des Garcigrande comme on en voit partout. De tête, de présentation et de comportement.
Le premier de Morante a l’air fuyard, difficile à fixer, 1, 2, 3 tours de pistes, il voit une cape, passe et s’enfuit de l’autre côté. Ca commence bien mal, mais voilà Morante qui, après de longs instants, soudain l’enveloppe, oui, l’enveloppe de sa véronique, la vraie, celle de la sainte vers le visage du Christ sur le chemin de Croix. Pas une passe, un geste. De sollicitude, de douceur et de grâce. Une consolation de toreo. Un geste habité. Chargé d’humanité. Sombre de tant de voluptueuse tendresse et lumineux d’intention. Religieux de gravité. Vibrant de foi. Oui enveloppant tout sur le passage, le toro, le public, la banda de musica. Pas vu un bouquet d’aussi parfaites et somptueuses véroniques entre ces mains depuis longtemps. Et la demie bien sûr, pieds joints, le corps de profil, comme on se réveille d’un songe. Puis de délicieuses delantales pour mettre le toro en suerte face au cheval. A la muleta, face à ce toro noble, doux et faible, une entame par doblones un genou en terre de grande toreria et un pecho plein de desmayo puis quelques derechazos de la casa – la main de Morante est la main droite- qui achèvent précocement le rien qui lui fait face (saludos). Son second est en vain protesté pour faiblesse. La Maestranza qui comprend que ce toro est à contre-style surveille Morante comme le lait sur le feu, prête à le siffler dès qu’elle le voit s’éloigner de son adversaire, redoutant qu’il n’interrompe trop tôt. Morante va et vient, fait l’effort mais chacun comprend que la braise se meurt. C’est fini (silencio).
Dieu sait que Juli n’est pas mon torero mais je l’ai ce jour trouvé énorme. Et énorme sur ses deux toros. Laissons les archanges Saint-Michel peser les âmes, les mouchoirs, les portes du Prince méritées ou non. Mais ici on était loin du Purgatoire. Les portes du Paradis étaient ouvertes au Juli, alors pourquoi chipoter sa première oreille qui, annonçant les deux suivantes, a poussé celles du Prince ?
Juli a tout du premier de classe qui confisque les premiers prix. Qui, par son aisance, sa sûreté et son poder, laisse les autres à des coudées derrière. Ca peut agacer mais c’est ainsi. Il s’est joué bellement de son premier petit toro sans tête, depuis les passes de cape, très près du corps, les mains très basses, un souffle de véroniques dans les zapatillas et c’était très beau, a brindé son toro au Cordobès qui a fait le pitre en mettant la montera sur la tête avant de saluer la foule bras ouverts et ridicule – on songea un instant à une facétie du Picasso- puis a lié 7 passes de bandera sans bouger suivies d’un pecho énorme à la manière d’un Manzanares des bons jours. Le ton était donné et les jeux étaient faits. Quelques derechazos longs et élastiques puis soudain un tres en uno dans un terrain grand comme un mouchoir de poche. Un bouquet de naturelles fanées puis il revient à droite, change de main, sert alors enfin le vrai bouquet de naturelles, basses, dans une série très templée. Le final par luquesinas est un jeu d’enfant qui enchante le public. Pinchazo, entière à sa manière. La Maestranza se couvre de mouchoirs blancs, une oreille tombe, aussitôt protestée par les partisans de l’épée. Cette faena parfaite d’exécution, vraiment jolie sera rééditée et approfondie sur son second adversaire beaucoup plus sérieux de tête. Une faena dans un mouchoir, sans aucune scorie, tout y parfait : le sitio, la distance, le geste, le rythme, les enchaînements sans aucun replacement, le dominio et pour une fois l’économie de moyens. Une faena sans arrogance, allant de soi, d’évidence. Suspiros de Espana retentit dès la deuxième série et a porté la faena qui est allée a mas jusqu’aux dernières séquences de toreo grande, d’un grand classicisme, deux séries de naturelles puis deux brèves séries de derechazos, Juli très vertical, très relâché, toréant comme dans un rêve ou face à son miroir, comme pour son seul plaisir, devant 13 000 visages saisis d’admiration. Le torero est ramené avec douceur vers la barrière. L’épée, un peu moins julipié que d’habitude, est en place. Tout le public est debout pendant que le toro lutte contre la mort. Il s’effondre : on voit alors El Juli dessiner sur le sable, pour lui, une dernière passe avant de se réveiller de son songe. Deux oreilles indiscutées pour ce triomphe de verdad.
Perera n’a pas su convaincre devant le plus brave du jour ( le 3ème ) qui marque quelques signes de faiblesse, laquelle le pousse au genio. Et s’il est parvenu, d’une série depuis le centre par passes du cambio, à nous faire revenir dans la corrida après le triomphe du Juli, en déclenchant la musique, il fut rapidement sanctionné trois séries plus tard par l’arrêt brutal de celle-ci. C’en était fini. Au soleil couchant, son habit blanc avait des éclats d’écume….
On sort des arènes heureux comme on y était venu. Au creux de la nuit, on s’enivre au Mantoncillo, calle Betis à Triana, face au Guadalquivir. Un vieil homme en costume, cravate et souliers cirés, chante de sa voix de crécelle, un jeune barbu l’accompagne à la guitare, les autres font cercle et frappent d’un souffle dans leur mains pendant qu’un troisième danse la burleria, cassé en deux, le buste en avant, pinçant le haut des deux jambes de son mauvais jean comme les femmes le font de leur jupe pour une révérence. La scène est grandiose, émouvante et en rien ridicule. Les murs sont tapis de photos de Camaron de la Isla. Olé Sévilla !