Très jolie corrida de Jandilla, bien présentée, de morphologie et de cornes, à l’exception du dernier très anovillado, et de beau jeu dans l’ensemble : présence, intérêt, allant en se ruant vers la pique, qui poussent un peu, assez économisés cependant sous le châtiment, mobiles, qui répètent, et dont aucun ne trimballe cette soseria, cette fadeur des bêtes supposées sauvages qui est le poison des corridas ( les 2, 3 et 4 supérieurs).
La mode est au vintage : on a donc ressorti Chamaco, retiré des arènes depuis plus 15 ans, et qui n’avait laissé pour seul souvenir que celui d’une tauromachie braillarde et débraillée, briseuse de codes pour le pire et non le meilleur, où l’on s’amusait, un peu ivres après un bon repas, à voir un torero nous faire rire aux éclats. Chamaco c’était le torero des années 90 où Bernard Tapie était roi et peut-être bien ministre ; le temps était à la fin des illusions, mais pas encore au tragique. On aimait la BD et les gens qui nous ressemblent. Faire la fête, insouciants. Chamaco était un peu de tout cela en même temps ; on aurait pu le voir toréer en baskets, cela ne nous aurait pas étonnés. Pire, cela nous aurait sans doute amusés. Chamaco, c’était le torero de la fin de l’Histoire. Le mur de Berlin n’était plus et dans l’arène Chamaco nous disait qu’il ne devait y avoir ni rituel sacré ni tragique. Alors on riait, on riait à le voir si vulgaire, si content de nous amuser par ses facéties, toréer quelque fois, c’est vrai, mais le plus souvent faire le pitre. Et c’est le clown en lui que la foule adulait. On passait « un bon moment » sans s’aviser que « passer un bon moment » est l’envers de la tauromachie. Et que si l’on renonce au rite taurin en niant le tragique des après-midi de toros tout est foutu. Enfin, on était jeunes….
Alors, lorsque Chamaco parut à la puerta de cuadrillas, l’arène ne fut qu’une clameur en hommage à nos jeunes années. Il a défilé lors du paseo avec le pas contrefait du boxeur groggy, la tête dans les épaules, les jambes en canard, entre Mohamed Ali un jour de méforme et El Pana en temps ordinaire. Tendant le poing deux fois, comme s’il défiait la foule ou voulait se donner du courage, aux côtés de ses deux compagnons de cartel impeccables de bonne tenue, concentrés et impériaux, comme si cette anomalie voisine n’était pas de leur monde.
Bien sûr, nous avons applaudi les folies de notre jeunesse en faisant saluer le vétéran avant la sortie du premier toro. Il a tendu à nouveau le poing vers la foule, enchantée, puis le majeur à la manière de Diminguin « numéro uno ».
Mais les temps ont changé. Chamaco a toréé dans un silence poli son premier adversaire. Puis gaspillé le meilleur toro de la course, parvenant après deux aidées par le haut savoureuses, à lier, par miracle, deux séries amples et lointaines avant de se faire bousculer tant il recule face à la charge, et de revenir, en mimant l’héroïsme chassant d’un geste impérieux tous les toreros venus à sa rescousse, comme s’il entendait faire son affaire du reste. Mais le voilà soudain dans la figure de l’abeille, butinant de grands zigzags loin du toro (comme les toreros le font quelquefois le font durant le tercio de banderilles), muleta en main, impuissant et pitoyable. On songe alors à « Sunset Boulevard », le film, et au personnage qu’y joue Gloria Swanson, immense actrice du muet désormais recluse dans son hôtel particulier à ruminer ses chimères de nouvelle carrière possible.
Ici, la scène s’achève par une épée aux 2/3 à peu près en place complétée par un descabello décisif, te tout récompensé d’une oreille assez curieusement protestée. Curieusement, puisqu’on nous avons vu hélas ce que nous venions voir. Mais il est vrai qu’en dépit des fidélités à notre jeunesse, le temps désormais est au tragique. Et Chamaco, l’anti-tragique de nos 30 ans, n’y a plus sa place.
Castella et Perera ont la leur pour sûr. Deux tauromachies pareilles, verticales, d’aguante, de cites lointains où l’on met en valeur et son toro et son courage et de toreo dans un mouchoir de poche en fin de faena où on ne met plus en scène que son courage et cette corne qui menace.
Très belle faena de Castella sur son premier, avec une série d’entame époustouflante par banderas, les pieds joints, puis un changement de main et la naturelle à suivre océanique qui électrisent, suivie d’une faena pleine d’aisance, de temple, de douceur, d’enchaînements savoureux, hélas mal conclue (saludos). Puis une faena un peu pareille, ne serait les doblones d’entame, mais où l’on s’ennuie soudain sans en comprendre bien la raison. Une merveilleuse épée, la plus belle des deux jours (même en comptant celle de Manzanares de la veille) lui décroche deux oreilles…
Perera, sans doute agacé par une competencia au quite sur le toro de Castella où Sébastien avait été supérieur, nous a servi ensuite à la cape le plus sérieux de l’après-midi, dans des quites de grande allure, où le toro le frôle avant de s’étourdir d’enchainements de brande beauté. Entame de faena par passes du cambio à genoux à rendre fou, cites de loin, avant de réduire les distances et d’ojediser sur le terrain du toro. Le tout gâché à l’épée et aux descabellos (saludos). Offre son dernier à Chamaco et s’accroche en dépit d’incidents nombreux que provoque le toro à chaque fin de passe par un très mauvais coup de tête. Perera parviendra à régler cette difficulté par un trasteo très technique qui va faire de son toro un coopérateur parfait dans les trois dernières séries, énormes de position et d’aguante par tres en uno et luquesinas en musique. Deux avis ont sonné, on se précipite, la mort est aléatoire, mais le tour de piste du maestro bien mérité.
Pris par les conversations entre amis, je n’ai pas vu Chamaco quitter l’arène. Et au fond, je ne le regrette pas. De tous les toreros que j’ai vu revenir dans l’arène après l’arrêt de leur carrière (Litri père, Camino, Espartaco, Victor Mendez, Ruiz Miguel, Espla, Chamaco est le seul qui ne m’a pas ému.