A Michel F.
Tu étais paysan, mon ami, comme tu aimais le dire pour te moquer un peu de nous. Tu aimais la Formule 1 et les toros. Ayrton Senna et Morante. Morante d’ailleurs était une exception, car tu n’aimais guère les toreros punteros et les figuras. Tu n’aimais pas aimer comme tout le monde, comme les autres. Tu aimais aimer un peu tout seul, qu’on te fiche la paix sur les tendidos. Tu aimais la Maestranza et Las Ventas plus que Nîmes ou Arles. Parce que tu n’y connaissais pas tes voisins de rang et que tu n’étais distrait pas rien qui ne vienne du ruedo. Tu aimais Céret. Et question toreros, tu aimais les modestes qui toréent sans faire de bruit. Ceux qui ne se prennent pas pour des idoles, qui ne suscitent pas des fans, qui ne fabriquent pas des groupies. Tu aimais Fernando Cepeda et Miguel Abellan, Curro Diaz et Robleno, Fernando Cruz et Juan Mora. Fandino. Tu préférais la sensation aux triomphes. Le sentido. El sentimiento. Et tu aimais plus que moi les toros et les ganaderias. La vérité de la corrida. Tu aimais bien que les toreros se donnent un peu de mal et tu adorais qu’ils le fassent avec la manière. Bien sûr, le cartel nîmois de ce dimanche te parlait et tu avais prévu d’y venir. Seul ou avec ta fille. Sans le dire à personne. Tu n’as pas pu : tu es mort dans la nuit. Le cœur a lâché sans prévenir. Une « mort-descabello ».
Les Victorino étaient si beaux, si présentés, qu’ils ont tous été applaudis à leur entrée en piste (surtout le 1, le 2 et le 6 aux cornes impressionnantes) et quasiment tous à l’arrastre. Des toros de caste, qui ne s’en laissent pas conter, pas nécessairement braves mais qui vont à la pique avec alegria ou puissance sans cependant pousser beaucoup, dont la plupart se retournent comme des chats, ou coupent, ou donnent de la corne, qui défendent leur terrain de la tête et de leurs longs corps souples. Des toros, la gueule fermée, jusqu’à l’épée. On n’est pas là pour rire. De ces toros qui donnent sa dimension à la corrida. Toute passe est essentielle. Toute série décisive. Tout y est défi.
Le combat d’Octavio Chacon sur son premier était un combat madrilène. De sûreté, de lidia et de poder. Le torero, croisé, dans le sitio, ne consentant rien à son adversaire, qui ne veut rien entendre sur la corne droite mais se laisse dominer sur la gauche, d’abord par naturelles aidées, puis par naturelles tout court, trois séries énormes de tout, avant que Chacon ne reprenne la main droite pour faire la démonstration de l’efficacité de son trasteo (une oreille de poids). Chacon se montrera immense lidiador à la cape sur le suivant, avec lequel il joue des rebords de la cape d’un côté à l’autre de l’arène, comme s’il voulait lui inculquer ce qu’est la noblesse d’une charge. Superbe ! La faena sera peut-être un peu moins convaincante qu’à son précédent, Chacon étant moins centré et moins croisé en son début. Mais elle va a mas, avec une série de naturelles aidées puis de derechazos vibrants, où on retient le souffle à chaque passe (oreille après pinchazo et entière).
Emilio de Justo, lui, s’est plutôt ouvert sur son second. Face à l’impressionnant berceau de son premier, qui cherchait l’homme, je l’ai trouvé vaguement fuera de cacho. Sauf sur une série où soudain il se croise et remate d’un pecho qui nous rend nerveux et nous comble, et c’est soudain très beau (saludos). Son toreo puissant et classique, il l’offrira sur son suivant, d’abord à la cape de réception, des véroniques dominatrices et centrées, puis dans une faena allant a mas, avec une série droitière de toute beauté où le toro saute littéralement en fin de passe, en se cabrant comme un cheval, puis à gauche avec dominio, et une autre à droite, le bras contraire alors relâché comme bois mort à la manière de Joselito. Belle épée. Les descabellos incertains ne le privent pas de trophée et c’est justice (oreille).
C’est Pepe Moral qui est tombé sur le lot le plus noble. Je l’avais peu vu, peut-être à Séville, une année de peu. Quelle injustice ! Une planta torera comme je les aime. Belle gueule, grande allure. Le geste toujours un peu exagéré, à la manière gitane. Vaguement pinturero comme disent les espagnols. Un rien forcé dans l’esthétique. Viril et maniéré à la fois. Somptueusement baroque. On le voit reprendre sa respiration entre deux passes, la bouche ouverte comme un poisson et l’on se dit « Mon Dieu que ce doit être dur… », puis soudain citer son toro, les pieds bien en terre, les jambes écartées, la tête dans les épaules, tout le corps accompagnant la charge et l’on se dit « Putain, que c’est beau ! ». Le toreo romantique et profond. Chaque passe est dessinée, templée, habitée. Il me fait beaucoup penser à David Luguillano. Un mélange de recherche de l’effet et d’authenticité pure. Le voilà de la main gauche, complètement relâché, le bassin en avant. Trois ou quatre séries sont le plus beau de mon année taurine (vuelta).
Même chose sur le suivant, sans doute le plus beau et le meilleur toro du lot. Son entame de faena a été superbe. Hélas, Pepe Moral, trop confiant, se laisse bousculer, tombe à terre, se fait reprendre. C’est horrible. Tous les toreros accourent en piste, on éloigne le toro pendant qu’on prend soin du torero, le visage couvert de sable et de sang, puis, une fois essuyé, livide comme la mort. On le dévêt de sa chaquetilla, mais le torero reste en piste toujours ausculté à l’aveugle par ses compagnons de cartel. Il ne veut pas de l’infirmerie. On le voit protester, puis s’évanouir sur l’épaule d’un péon. La scène est insupportable. Le torero revient en piste en gilet et bras de chemise, un morceau de tissu blanc noué autour de la jambe de son costume. Il revient, puis se ravise et fait demi-tour vers la talanquera. C’est trop douloureux. Il s’évanouit encore et cette fois-ci on le transporte à l’infirmerie, les peones faisant brancard de leurs bras pendant que sa tête ballotte. Pas pour longtemps : le voilà qu’il met pied à terre et revient à nouveau, la muleta traînant dans le sable au bout d’un bras mort. L’arène, saisie d’effroi, n’est qu’un hurlement de compassion, de douleur, et de protestation « Nooooon !!! » « Nooon !! ». Mais le règlement n’a pas prévu de mouchoir pour interdire le suicide d’un torero en piste. Alors, les bras ballants, la muleta basse, tel un mort debout, un torero de l’au-delà, un revenant d’aficion y de oficio, Pepe Moral, mi naufragé-mi rescapé, chemise blanche sous gilet rouge, garrot blanc sur costume sang, offre trois naturelles miraculeuses qui sont comme la résurrection de Saint-Lazare. Pepe Moral se met en suerte avec l’épée et se jette sur le toro. C’est fini.
Hombria del torero. Honneur et folie pure. Voir ce torero titubant, le corps martyrisé par la corne (éviscération du testicule, coups à l’aine et au scrotum), s’obstiner à achever son combat par la muleta et l’épée était irrésistible, insupportable et grandiose.
Ce jour était le sien, Pepe Moral le savait. Il ne voulait se le laisser voler par personne, ni même par la corne du toro. Quel qu’en soit le prix profane. Car, là, à cet instant on touchait au sacré (une oreille d’évidence pour la geste et le sens de ce dont nous venions d’être les témoins commotionnés).
La suerte de mort accomplie, Pepe Moral s’est enfin laissé emporter sur un brancard de bras vers l’infirmerie, par le callejon, son visage de piéta secoué dans les cahots de cette escorte improvisée, devant une arène debout, exaltée et splendide qui hurlait « Torero ! Torero ! Torero » comme on tente de conjurer le sort tout en s’embrasant à la déraison des hommes.
Tu aurais aimé, cher Michel, cette corrida, une des plus complètes et vibrantes de ces dix dernières années à Nîmes. Mais, homme pudique et d’exaltations secrètes, assez peu expansif, si tu y avais assisté, tu te serais levé et tu m’aurais dit : «Alors, on va le prendre ce pot ? je n’ai pas que ça à faire, demain je travaille ». Alors j’aurais su que tu étais comblé.