On aurait pu dire retrouvailles, mais le mot n’est venu à personne. S’agissant de José Tomas, qui n’a pas toréé en Espagne ni en France depuis deux ans et qui a été si rare depuis son solo nîmois de 2012, on a dit d’emblée « réapparition ». Comme d’un Dieu qui se dérobe, d’une vierge rare qui choisit son moment et son témoin, d’une statue légendaire qu’on sort une fois l’an à la lumière pour entretenir la foi des fidèles et récompenser leur intranquille patience, leur sourde abnégation, les raisons d’espérer.
On peut se moquer de ces pèlerinages par Ryan Air ou la Vueling vers la plaza de Las Palomas d’Algésiras qui devint, trois jours durant, notre grotte de Massabielle où nous étions 12 000 à nous prendre pour Bernadette Soubirous.
Mais avoir la chance d’être le contemporain de ce torero de légende peut rendre un peu sentimental. Ou avisé.
Dès les passes de réception de son premier Nunez del Cuvillo (506 kgs, un peu brocho), des passes d’une inouïe lenteur, d’un temple infini, d’une économie de geste absolue, dans une position de trois quart où le torero s’expose avec un naturel confondant, où les passes tombent juste et s’enchaînent les unes aux autres sans forcer, où le corps du torero se fait oublier pour ne laisser voir que la poésie d’un toro aimanté à une cape, on lève les bras, on se prend la tête à deux mains, on s’hébète de tant d’évidence. On songe à Nîmes, on se dit que c’est encore plus fort qu’à Nîmes, de quiétude, de solennité discrète, de poésie. Et on rit un peu jaune, un peu crispé, un brin honteux de s’apercevoir que si l’on a certes entretenu jusqu’à l’obsession le souvenir de la manière on en avait oublié la perfection d’exécution. Une demie de face de cartel conclut le chapitre.
Puis, il y eut les chicuelinas marchées pour mettre en suerte le toro face au picador. En fait, des chicuelinas à peine marchées, c’est, là encore, la cape et non le corps de l’homme qui donne la cadence et dessine le mouvement. Lequel laisse le toro à l’emplacement exact que dicte l’orthodoxie de la lidia : un rêve de mise en suerte.
Le quite enfin par tafalleras, cinq ou six au centre de l’arène, somptueuses, comme templées en dépit du tissu qui dans cette passe ne sert qu’à donner la sortie, mais, ici, le tissu s’ourle imperceptiblement pour que le toro y revienne, et soudain la perception s’inverse : on ne voit plus la cape, on ne voit que cet homme immobile, la cuisse en avant et ce toro qui passe et y revient. Alors les premiers « TORERO/TORERO » surgissent, l’arène n’est qu’un immense ébranlement saisi et reconnaissant. José Tomas le sait, le sent, l’éprouve : la page était parfaite. Alors, on le voit se découvrir de sa montera et saluer la foule, à deux pas du toro dont il vient de se jouer. Ce geste me paraît inouï. Comme en miroir. Le torero remerciant la foule de lui témoigner une si intense gratitude d’avoir vu ce qu’elle venait de voir, qui n’était autre que ce qu’il venait de faire. Comme s’il se félicitait lui-même de tant de perfection. Et le miracle, c’est que rien dans ce geste ne paraissait relever de la vanité, de la démesure ou de l’orgueil. C’était plutôt comme un échange des sangs, une perfusion d’aficion, un signe de reconnaissance : celle d’avoir vécu, aficionados et maestro ensemble, un moment de toreo puro.
La faena fut toute de temple et de douceur, avec des pépites à chaque série, une passe de las flores inversée, des molinetes de soie, des faroles limpides, des inspirations de dernière minute quand son toro, sans grande présence, tardait à se laisser citer d’un côté – alors sans que Tomas ne bouge d’un pouce- il l’était de l’autre, qu’à cela ne tienne ! Et toujours dans le sitio exact, les enchaînements paraissant obéir à une mystérieuse trigonométrie, sans jamais aucune nécessité de replacement. Engagement à l’épée qui résulte très basse. Deux oreilles pour cette grâce altière, cette part de mystère, cette poésie essentiellement dépouillée- on songe à Mallarmé- là où une aurait pu suffire.
Son second, un toro roux, anovillado et brocho de 515 kgs, était sans qualité. Nous sommes redescendus sur terre et JT n’a pas tardé à abréger, non sans avoir servi au quite un bouquet de gaoneras très exposées, le tissu ramassé, sans bouger d’un pouce dans un terrain réduit, lui vertical comme un vieux cyprès, les mouvements de capote en ailes de papillon autour de lui, le tout d’une exceptionnelle densité.
Même José Tomas peut se faire accrocher la cape et tomber à terre, en perdant sa montera. C’est ce que nous verrons sur son troisième adversaire, le mieux présenté des trois Cuvillos et avec de cornes. Toro à une seule pique mais qui pousse, vif aux banderilles et qui vient avec gaz dans la muleta. Faena tomasista, où il y a plus à faire et à démontrer que sur son premier. Cinq ou six passes de bandera données de très près par une statue de sel. José Tomas se fait-il vaguement bousculer sur la dernière ? Il se reprend d’un molinete et châtie l’insolent d’une passe du mépris venimeuse et souveraine. Deux grandes séries de derechazos la première dominatrice, la seconde très templée, puis il cite de loin et d’un changement de main dans le dos nous offre quatre naturelles de cartel, à la recherche de l’accord parfait, templées, dessinées, profondes, qui seront à la muleta le plus beau de l’après-midi. Le toro baisse un peu sur la suivante, pas lui qui revient à droite, et sert pour terminer des manoletinas de feu. Mete y saca, demi épée, descabello d’effet non immédiat. Vuelta aux cris de « TORERO/TORERO ».
Le plaisir d’avoir été choisi comme compagnon de cartel par José Tomas, la pression de faire le paseo au côté d’une telle légende, le risque de la comparaison ont transmuté Perera en un torero de la plénitude, sur deux de ses trois Jandilla de beaucoup plus de jeu et de présence que le lot de Tomas. Ce vendredi fut la journée de sa vie. Capeador majuscule sur ses trois adversaires, engagement, variété, dominio, des tafalleras serrées sur son premier au quite explosif sur son deuxième de six passes différentes, toutes d’exécution parfaite, jusqu’aux saltilleras de cartel sur le dernier, avant une citation au festival tomasista de Nîmes par cinq largas, données alternativement d’une main l’autre, comme JT le fit en septembre 2012 dans l’amphithéâtre romain. L’aisance de Perera était ce jour à son acmé. On avait même peine à le reconnaître tant son toreo généralement nous lasse devant des adversaires de peu. Souci nouveau de l’économie de moyens, profondeur inattendue, sa faena sur son premier fut importante mais celle sur second fut cumbre, parfaite de sitio, de position, de rythme, de temple à droite et sa série de naturelles sur le même, main basse, fut un hommage au temple et à la lenteur de son compagnon de cartel. Il a réduit le terrain pour ojediser à la fin, quand l’heure est venue, bloc d’aguante sûr de lui et de son poder qui déclenche les « TOREROS/TOREROS » et dans l’enthousiasme général un indulto indulgent mais qui, ici, ne fait pas polémique (oreille, deux oreilles et la queue symbolique -trophées vraiment mérités- et saludos sur le dernier). Mon voisin de rang, de Cadix, sans doute un fervent tomasista, me dit assez justement que Perera « ha toreado muy atomasado » et ce n’est pas faux.
Bien sûr, on sort de là ravi et ébloui par le spectacle du jour. Sans réserve. Sans regrets en dépit de la grève des contrôleurs aériens de Marseille qui nous prive de toute possibilité de retour et nous contraint à trouver des solutions variées mais également irritantes de rapatriement de dernière minute et pas nécessairement à bon port (nos véhicules indifférents à de telles vicissitudes nous attendant bravement à l’aéroport de Marignane…)
Mais le lendemain, c’est la mélancolie qui domine. On tente d’en deviner les causes devant les grappes de fleurs bleues presque fanées en cette saison avancée, encore suspendues au grand jacaranda qui surplombe le balcon de ma chambre du Reina Cristina.
José Tomas, ce n’était pas une « réapparition ». C’était une « monstration ». Comme celle des images saintes palies auxquelles la foi sait encore donner des couleurs et que l’on expose aux regards de la foule des curieux. Cette monstration comble les pèlerins qui ont fait le voyage. Ils en savent les bienfaits et la valeur. Et ces bienfaits et cette valeur, nous les avons éprouvés- ô combien- ce jour d’Algésiras. Presque honteux, à les revoir, d’en être encore épatés comme si l’on en avait oublié la singularité, l’intensité et l’austère beauté grandiose. Mais José Tomas, plus émacié que jamais, maigre, un peu flottant, spectral de tant de retenue et d’épreuves, de recherche absolue de pureté, n’est plus un « torero », c’est autre chose. Je ne le crois plus apte à combattre l’adversité où pourtant il a fait ses armes. Ni de vrais toros dont il faut s’accommoder ou qu’il faudrait réduire. Il est la « monstration » d’une épure de toreo, d’un toreo dans le sitio quand le sitio ne lui est pas disputé par son adversaire. Le reste, je le crois, ne l’intéresse plus. Il est vrai qu’il n’a plus rien à démonter à cet égard. Sa recherche est autre. C’est la recherche de l’essence du « toreo puro ». Et cette recherche est bouleversante. Bouleversante d’exigence. Exigence philosophique, éthique, morale. Avec cependant la conviction intime que dans cette recherche-là, il n’est besoin ni de toros ni d’aficionados- je veux dire des vrais, des sans concession. Et au fond, les tomasistas – parmi lesquels je me compte- le savent, le sentent confusément. José Tomas est la figure torera grandiose d’un crépuscule, qui nous dit qu’un monde s’achève. Son monde désormais est celui du poignant, tels les poètes augustes à la versification plus ramassée. Les princes japonais du haïku. Son annonce : celle d’une fin, d’un terme, d’une conclusion, d’une nuit qui enveloppera nos souvenirs éblouis des brumes de la mémoire et de la légende enluminée d’un brin de siècle.
Voilà pourquoi les « Olés » des tomasistas ressemblent désormais davantage à des « Merci » et que l’on n’aime rien de plus que le silence quand il torée pour n’être distrait par rien qui ne serait la perfection torera. Et nous ne raterons aucune des rares occasions qui nous seraient encore données pour dire à ce torero notre immense et déjà inconsolée reconnaissance. Le mythe s’est fait, s’épure et se dissipe dans un ailleurs inaccessible au profane. Nous en aurons été les témoins commotionnés. Et on ne se lassera pas de l’être le plus longtemps possible avant le grand saut dans l’inconnu.