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Arles, Pâques 2010

par Avr 6, 2010Corrida 2010

Arles, samedi 3 avril, concours de ganaderias pour Uceda Leal, Javier Valverde, Luis Bolivar

Les temps de crise font le succès des doctrinaires. Les toros sortent désormais formatés, noblotes, faciles à l’homme pour des faenas-standards où le public se régale de succès de peu ? Alors revenons aux fondamentaux, disent les doctrinaires : une corrida-concours où six éleveurs auront à cœur de présenter leur plus bel exemplaire, dans une concurrence de toros-toros qui nous rappellera les saveurs du temps passé face à trois belluaires, combattants de l’arène dont le cartel nous importe peu, car le seul torero du jour, dans une corrida-concours, doit être le piquero et nul autre.

Et les organisateurs auront bien fait les choses : distribution de « matériel pédagogique » comme on dit désormais dans les écoles, où sont exposés l’importance du toro, les qualités de lui attendues, le rôle du piquero. Les spectateurs se voient même munis d’un petit livret avec une  nomenclature permettant de noter le fauve  « de 0 à 10 en fonction du comportement du toro » selon des critères tels que  « intérêt pour le cheval », « alegria dans l’élan », « constance de la charge », « charge tête basse », « répète la charge », etc…. Comme si cela ne suffisait pas, on nous aura instruits les jours précédents que serait combattu le toro « Clavel Rosa », frère ou cousin du grand « Clavel Blanco» de la ganaderia Perez de Varga, qui avait triomphé dans ces mêmes arènes l’année passée.

Les lignes blanches sont parfaitement dessinées à la chaux sur le sable, où le piquero, seul en piste sans picador de remplacement, devra se tenir, ainsi que trois traits marquant à 5, 10 et 15 mètres l’emplacement souhaité du toro pour ses rencontres successives avec le piquero.

Enfin, last but not least, un speaker, oui un speaker, annoncera avant chaque combat, l’ancienneté de l’élevage dont l’exemplaire va être combattu, sa devise, le nom, l’âge, le poids, la couleur de la robe du toro (ce qui donne par exemple, s’agissant du Prieto de la Cal, « robe savon sale » et l’arène tout à coup frémit de tant d’étrange érudition), le nom du piquero et, pour que rien ne manque, celui de son cheval.

On annonce aussi que trois prix seront remis, celui du meilleur toro, celui du meilleur piquero et celui du meilleur lidiador.

Tout cela est un peu appliqué mais il n’y aurait que peu à en redire si les doctrinaires n’avaient ainsi persuadé le public, attentif et candide, que le spectacle serait nécessairement grandiose, parce qu’ « Une corrida-concours, c’est une corrida-concours ! ».  Et ce faisant, les doctrinaires auront tué cette « corrida- concours » en oubliant qu’une « corrida-concours » c’est d’abord une corrida, c’est-à-dire, quoiqu’on en veuille, une lidia qui nécessite savoir faire, esprit d’à propos, adaptation à l’adversaire, en un mot de l’intelligence qui est l’envers du dogmatisme.

Et c’est ainsi qu’un public endoctriné et une présidence niaise auront contemplé en un silence pénétré et attentif le premier toro de La Qinta , 510 kgs, grisou (pardon « cardeno »), sorti avec des signes de faiblesse sur des pattes maigres, aller bon an mal an,  trois fois au piquero, oui trois fois, à petits pas comptés, sans classe, ne poussant plus et se blottissant contre le peto dès le second puyazo, parcequ’ « Une corrida-concours, c’est une corrida-concours » !  Et c’est un toro qui n’en peut plus, sans présence en piste, qui erre durant le tercio de banderilles, venant vers l’homme comme pour en finir au plus vite, qui s’effondre dès la première série de muleta, se relève seul, dans un spectacle sinistre où il s’avachira à trois autres reprises malgré la douceur des trincheras d’Uceda Leal.

La présidence ne sera pas davantage déniaisée sur le second, le fameux « savon sale » de Prieto de la Cal, au vrai, un magnifique toro beige, de 580 kgs, 5 ans et demi, au port altier, d’où se dégage une impressionnante puissance. Hélas, »Limpias Botas » – c’est son  nom-  fléchira dès la première pique, se collera au cheval sans pousser à la seconde, mais en prendra deux de plus, incompréhensiblement. Une partie du public gronde de sourds reproches, mais la présidence, tout à son concours d’élevages, ne paraît y voir que du feu et préférer l’inanité du châtiment à la juste mesure. Doctrine quand tu nous tient ! Le toro, tristement humilié à la pique, et vide de toute sa puissance de sortie en piste, n’a plus qu’un quart de charge qui n’autorise rien. Il lève soudain la tête en cours de passe, non par genio mais par faiblesse. Valverde fait ce qu’il peut, c’est–à-dire pas grand chose, le tue al encuentro par hasard , puis tente une dizaine de descabellos qui déchaîne la bronca du public. Lequel finalement applaudit la dépouille du toro. L’arène serait-elle en train de se désendoctriner ?

Le Samuel Flores qui sort en trois pour Luis Bolivar est un toro d’estampe (noir, 550 kgs), à l’encornure très large, qui désarme Bolivar au capote, lequel ne parviendra pas à le mettre en suerte, échouant à peser sur lui. Le toro, une fois, deux fois, trois fois abandonné par le torero sur les lignes de front face au piquero, sans façon et sans remate, s’enfuit vers le toril où Luis, comme las du trasteo, doit venir le chercher. Le tercio est CEPENDANT ici de toute beauté, et le piquero Luis Miguel Leiro très spectaculaire dans ses cites, guerrier jouant de la lance et habile à manier le cheval. Le toro finalement cède et s’approche à petit pas jusqu’à ce que le châtiment le contraigne à pousser. Le piquero qui a compris le peu de bravoure de son adversaire, le tient sans forcer, se laissant gentiment pousser par le toro pour que l’autre y revienne, une fois et une fois encore. Sûr de son fait, monté sur un cheval agile, le piquero invente une mise en scène qui valorise le toro, avec une belle vista, et un sens rare de l’opportunité et du spectacle, qui –évidemment- sonne comme une injure aux doctrinaires.

Pas brave ? Mais le Samuel Flores ne manque pas de caste. Difficile à droite, il passe à gauche où Luis Bolivar s’essaye d’abord avec  justesse puis beaucoup trop précautionneusement, ne parvenant pas à peser. Le torero va chercher l’épée de mort après deux molinetes. Le toro, toujours la gueule fermée, et la tête haute, attend. Il a encore deux demi-douzaines de passes à donner mais le combat ne sera pas livré. Ayant interrompu, faute de recours, Bolivar fera, pour la mise en suerte à la mort, le tour du ruedo avec son toro qui l’amène où il veut. Une méchante épée dans le flanc, aussitôt retirée, puis une entière foudroyante. Bolivar est applaudi affectueusement par un public divisé sur le toro, qui m’a enchanté.

Le Maria Luisa paraît de la famille des buffles, laid et court sur pattes, lourd (610 kgs) mais astifino. Il sort tardo et avisé, se colle au piquero sans pousser mais non sans fléchir, puis c’est une nouvelle mise en suerte longue comme un jour sans pain avec un piquero vulgaire qui crie des « Toma » « Toma » tout à fait mal à propos pour ce manso qui se réserve. Le toro s’effondre sans tarder à la muleta. Mete y saca. Fin de ce cousin de « Clavel Blanco » et bonne nouvelle pour nous autres, pauvres humains – sinon pour l’éleveur :  le talent n’est pas dans les gènes !

Le Dolores Aguirre, beau toro de 535 kgs, à la corne gauche astifina, désarme Valverde dès le premier capote, s’emploie à la pique avec violence plus que bravoure, soulève le cheval, puis fléchit, avant d’y revenir, la tête toujours violente. A la muleta, Valverde se positionne au centre et sert des derechazos, s’imposant peu à peu. Eût-il été soutenu par le public que le spectacle eût été autre. Mais voilà, à cette heure, ce public si « instruit » commence à se lasser de la corrida-concours. Pourtant, le jeu âpre et violent du Dolores Aguirre n’est pas sans intérêt et avec un peu plus de cœur, peut-être…

Le dernier est un Flor de Jara, gris de 500 kgs, quatre ans à peine, et la vélocité de son âge. Après une élégante larga par rebolera, Bolivar échoue dans la lidia et la mise en suerte. La caste et le jeu qu’autorise le toro qui va au premier puyazo avec alegria, seront pour la première  fois de la course – mais trop tard pour tous les autres- ménagés lors du tercio avec deux picotazos de plus qui suffisent amplement. Le toro a une tête qui éprouve le péonage lors des banderilles, un péon restant accroché à la corne, fichée dans les passementeries. Bolivar offre la mort de son toro au public, tire une série de derechazos assez valeureux mais sans peser, puis une autre où se détachent deux longues passes. Mais la lidia est insuffisante et le toro, se sentant libre de ses cornes, s’en sert et menace. Une série de naturelles précautionneuses et voilà, Bolivar, en échec, va chercher son épée. Son toro, comme le précédent, a la gueule fermée et une vingtaine de passes âpres à donner dans un registre que le torero péfère déserter. Belle épée, concluante.

Le public est déçu et, dans un dernier spasme masochiste, applaudit à tout rompre l’annonce qu’aucun des prix annoncés ne sera attribué. Ce palmarès « desierto » qui le confirme dans ses vues (« Une corrida-concours, c’est une corrida-concours ! » ) le comble d’une savante satisfaction.

Et pourtant…. Si cette corrida-concours avait été présentée comme elle aurait dû l’être – non pas une impossible résurrection de tauromachie du XIXème siècle mais d’abord une corrida de ce siècle-ci-, le tercio de piques aurait été moins affecté et plus avisé ; on y aurait peut-être gagné en jeu le Prieto de la Cal.

Si l’on s’était abstenu de laisser croire que les toros du temps sortent comme les toros d’époque, alors on aurait vu avec plaisir trois toros de belle caste sur six , oh, certes pas des braves, mais d’une belle sauvagerie  irriguant une charge âpre que le torero pouvait, ou aurait dû, canaliser, dominer et réduire : le mansote mais encasté Samuel Flores, le violent et macho Dolores Aguirre et le véloce Flor de Jara, ces trois-là se détachant de la médiocrité fade des élevages dont nous sommes abreuvés,  offrant des possibilités de combats et sans doute, le dernier, de faena.

Restera enfin, sous un ciel de grises trubulences et un vent qui glace la nuque, un avisé piquero qui a voulu nous faire plaisir. Bien mal lui en prit ! Faute d’un toro comme ils le rêvent, les doctrinaires l’ont méchamment maintenu dans l’anonymat. Pas moi, ni ceux, nombreux sur les gradins, qui, à son retour en-contre piste une fois le travail accompli, l’ont applaudi avec chaleur. « Desierto » le prix du meilleur piquero ? On croit rêver !

Oui, les doctrinaires, qui ne veulent rien lâcher ni rien consentir à l’époque, se sont trompés et avec eux le public. Cette corrida-concours a été, au regard des seuls canons qui vaillent – ceux du temps- digne d’intérêt. Il suffisait de se dire que c’était une corrida en 2010. Alors on aurait vu un « Limpias Botas», magnifique auroch de mythologie grecque – si beau à regarder-, trois toros encastés, un piquero de talent, et trois toreros, hélas, très en-dessous de ce qu’exigeait le trasteo, et tout sauf lidiadores.

Mais il est vrai que nous avons vu des tercios de pique. Et ceux-là, en dépit d’une insistante application, étaient bien d’époque, la nôtre : de vaines, anachroniques et inadaptées remémorations et leur lot de déprime, sauf le trasteo du brillant Luis Miguel Leiro.

Arles, dimanche 4 avril,  Miura – Padilla, Rafaelillo, Medhi Savalli

Une belle Miurada, pas de légende, mais encastée, violente, mobile, ne laissant rien passer ; les 2 (570kgs) et 6 (  ) à berceaux redoutables ; le 3 (590 kgs), long à reflet auburn, cambré, le postérieur altier -un toro à la Goya- et, hélas, un cinquième exemplaire, vilain, à la queue coupée et cette queue coupée est indigne…

L’encierro offe tous les types de la casa.

Le 1, dont il faut s’occuper, est faible, à charge courte mais Padilla, dans un trasteo sérieux et sans bravade, parvient à l’allonger à gauche.

Le « hijo de puta »  sort en 2 face à Rafaelillo qui l’amène de cape de la barrière au centre dans un trasteo valeureux mais où le toro ne s’en laisse que peu conter. Va trois fois à la pique, et le piquero fait ce qu’il peut. Les banderilleros en revanche seront de grande classe durant tout le tercio, tant à la brega qu’aux bâtons. Le toro est puissant et sauvage. L’attente,  énorme. Hélas, il ne passse pas la muleta, ni siquiera un pase, et fauche sur toute sa longueur le tissu rouge, les cornes – qu’il a larges- cisaillant l’air au niveau des chevilles du torero qui se trouve contraint à recourir aux passes de châtiment, et même celles-là sont hautement dangereuses à l’homme. Le public, mécontent (aujoud’hui ce n’était pas la « corrida-concours », c’était «  La Miurada » avec son certificat d’héroïsme obligatoire), paraît frustré  de son lot de frayeurs. Avide de quoi qui aurait rapport à la vie ?

Le 3 est pour Médhi. Et Médhi, une fois encore, étonne par des véroniques viriles, très dessinées, gagnant du terrain , très torero, et une mise en suerte au cheval parfaite les deux fois, la dernière par une larga allurée. Le tercio de banderilles, partagées avec Padilla, sera compliqué. A la première paire, Medhi ne parvient à planter qu’un bâton, se reprend, Padilla doit renoncer deux fois avant de conclure, Medhi rate son violin, déçu, s’excusant d’un geste de gosse n’y arrivant pas auprès de la foule qui le chérit comme un fils.

La faena sera sérieuse, commencée élégamment un bras à la barrière, le pied posé sur l’estribo, poursuivie par des derechazos dominateurs où le toro cependant se révolte. Medhi ne sait pas qu’après pareil derechazo, il faut rompre ou donner du champ. Peu importe, il s’accroche, fait ses séries, dessine un long derechazo sur lequel il pèse trop, puis patatras, le Miura reprend le dessus.  Qu’importe, pour nous c’est une leçon de courage et de toreria, et pour lui une leçon de choses. Désormais, il saura : soit tu le fais passer sans l’humilier, soit tu pèses, mais si tu pèses, éloigne toi vite, rompt sans tarder avant que le Miura ne se venge !

Naturelles où le toro passe, liées au pecho. Medhi est épuisé par son combat mais heureux et nous avec, même si, au moment de l’épée, son toro, la gueule encore fermée, a encore envie de lutter. Il le fera contre la mort, dans une lente agonie de toro de caste ne se résignant pas à en finir. La sauvagerie de la scène où le torero attend, comme un fère, que son compagnon de combat expire, a un parfum de tragédie grecque. C’est fini ! Medhi exulte, pétition d’oreille qui ne tombe pas.

Padilla écourte sans forcer sur le 5, qui paraît long et efflanqué (550 kgs), noblote durant trois minutes mais qui s’avise, cherchant l’homme, puis, plus précisément, ses chevilles, ses molets, sa fémorale. Padilla qui avait commencé à genoux s’est relevé depuis beau temps, et va chercher l’épée.

L’affligé du lot, très vilain et queue coupée donc, s’emploiera avec puissance à la pique, soulevant la cavalerie, le piquero basculant de sa selle, suspendu au dessus des cornes qui menacent, jetant l’effroi dans le public et la pagaille dans la cuadrilla. Padilla vient en renfort, tentant de distraire le toro, qui donne cette fois-ci de grands coups de tête dans le train du cheval. Le picador tombe de sa monture, handicapé par sa jambière, se relève, mais, alourdi par l’armure, ne peut fuir. Il est là, devant son cheval, immobile, tandis qu’à l’arrière le toro continue de ruer contre le peto. Puis le toro se dégage et regarde le piquero toujous interdit. Va-t-il charger ?  Un lance de cape, puis un second et c’est le quite qui éloigne le danger.  Brave, le piquero reprend sa monture sous les applaudissements de la foule, cite à nouveau le fauve et plante une pique vengeresse de toutes les fayeurs du monde dans le morillo de la bête.

Après une tercio de banderilles malchanceux, en dépit du talent et de la volonté de bien faire de la cuadrilla, c’est une faena mouvementée, valeureuse et dominatrice- la seule de l’après-midi- que nous sert Rafaelillo,  croisé en dépit du danger et du vent qui, à cet instant, souffle en rafales. Une faena virile, de la main gauche, une faena de macho qui doit esquiver les violents coups de cornes en hauteur, comme si le toro voulait toucher au visage, une faena de pundonor, de paisano castillan qui ne pose aucune question, achète un cheval, part en guerre, et  sera fait gentilhomme s’il en revient. Rafaelilllo va ainsi au bout des choses. Et gentilhomme sera de toutes les Espagnes.  L’échec à la mort le pivera des récompenses prosaïques, mais on entendait des « torero/torero» durant la vuelta, terminée au centre.

Medhi sur le 6 paraîtra plus sûr, convaincu sans doute par son premier combat. Elégant à la cape, et cette fois-ci éblouissant aux banderilles, toutes dans le berceau. Sa décontraction, relative, le desservira cependant à la muleta où il croit devoir commencer à genoux, en citant de 30 mètres. Follie pure !  Le toro aura vite fait de le relever. Avisé une fois, deux fois, la muleta un peu accrochée, et le vent qui s’y met. La démonstration, cette fois-ci, manque de force mais Medhi a vite fait de comprendre ses erreurs, son placement est correct, il veut toréer de verdad et, ce jour, face à de tels adversaires, il y fallait un grand cœur. Il a montré qu’il progressait, et que de coeur, il ne manquait pas.

Allez torero, à te revoir le plus souvent possible.

Arles, lundi 5 avril, Puerto San Lorenzo, Juli, Juan Bautista, Matias Tejela

Il ne faut jamais désespérer d’une corrida. Soleil, froid et grand vent. Au paseo, les ombres denses d’un jour de mistral découpent les silhouettes sur le sable, et celle de la tour sarrasine  est comme d’une toile du Chirico. Premier jour de grand soleil donc, mais des toros très faibles, sosos, de présentation à peine correcte et aux armures commodes.

Un Domingo Hernandez est annoncé en remplacement d’un toro blessé, qui échoit à El Juli. Belle entame de muleta par passes par le bas, un genou fléchi, conclue, debout, d’une passe du mépris. Nous nous retrouvons au centre pour des séries de derechazos sûrs qui tiennent bien la tête, encore mobile, de l’adversaire. Séries de naturelles, très étirées, parfois aidées, du pico et sur le passage. Le tout dans un silence que nul « olé »  ne déchire, sauf lors d’un changement de main par devant de grand aguante. Cinq statuaires, une trinchera, épée fulminante et deux descabellos. Tout cela est d’un grand professionnel, mais singulièrement dépourvu de magie. Un Espartaco de la grande époque, mais sans temple.

Les choses iront de mal en pis, lors des quatre suivants.

Un San Lorenzo d’insigne faiblesse pour Juan Bautista qui l’offre au public. De jolis gestes, le torero tentant de construire une faena avec cet invalide, puis c’est « effondrage» (le toro) et « cafouillement» (la muleta) – ou l’inverse. Epée dans le flanc puis une seconde, d’effet foudroyant, qui fait pétitionner le public, lequel réclame l’oreille (!) , en vain.

Un goût de temple tant à la cape (les plus belles véroniques de réception du jour, mains basses) qu’à la muleta de Matias Tejela, mais un goût seulement, le torero ne parvenant pas à régler la distance et se tenant toujours lointain.

Deux invalides pour El Juli, le premier est changé, le second de réserve, maintenu. Trasteo d’infirmière qui, en dépit du métier, ne parvient pas toujours à tenir le « fauve » debout. Malgré son respect pour le maestro, le public se lasse.

Un autre faible, au comportement de novillo (510kgs, à peine quatre ans), pour Juan Bautista qui s’applique à ne pas le faire tomber. Suavité, douceur, construction d’une faena pour ce convalescent, qui parvient à faire taire les protestations du public (« Des toros !  Des toros ! »). Des  cites lointains où le toro s’emploie, des passes hautes d’où se détache un farol de grande élégance, et trois circulaires inversées où chacun prie pour que le toro ne fléchisse pas. Un joli travail de belle obstination, conclu d’une épée entière, que la présidence récompense incompréhensiblement de  deux oreilles, aussi immédiatement protestées que la candidature de Jean SARKOZY à l’EPAD. Juan Bautista, sagement,  en jette une avant d’entreprendre sa vuelta, finalement fêtée par un public pas dupe mais bon enfant.

Tout cela était  d’un grand ennui et l’on songeait sans honte au concours de ganaderias de l’avant-veille.

Quand vint le sixième, du même type que les précédents (500 kgs, quatre ans à peine), mais allant à la pique avec classe, soulevant le picador à la première et venant de loin à la seconde, poursuivant les banderilleros jusqu’à la talanquera lors du tercio, cependant opportunément écourté, on se mit à espérer, ne fut-ce que par contraste : ce toro n’était certes pas un foudre de guerre mais on sentait un moral de noblesse et un allant sans fadeur, en dépit d’une querencia marquée où le torero ne se laissera pas enfermé.

Alors Matias se mit au centre et le cita de loin pour deux passes du cambio qu’un coup de rein, dessinant un arc outre-bandé au passage du toro à l’arrière, privait de grâce, sinon d’énergie.  Matias avait envie.

Oh, Matias n’a guère d’imagination, il n’est pas un lidiador, ni davantage un torero d’inspiration ;  son répertoire est limité, comme sa connaissance des terrains, et le sens du sitio.  Non, il n’a que peu de tout ce qui fait les grands toreros.

Mais il a la grâce d’un poignet et le don du temple,  cette douce lenteur qu’il imprime à son geste, à sa muleta et donc à la course du toro qu’il sait ralentir au-delà de toute raison. Ce don, il l’a, il l’entretient et il n’en est pas avare. A la différrence des artistes qui ne templent que s’ils s’accordent avec leur adversaire, lui temple comme il respire, en tout cas chaque fois qu’il le peut, sans attendre LA faena. Il temple ici ou là, sur une passe isolée avant de rompre, et peut tenter sa chance dans le marasme. « Et si on templait ? » a-t-il l’air de se dire. « Chiche !».  Alors il tente, fut ce devant un toro à contre-style.

Le temple, chez tous les autres toreros qui en sont dotés – une petite dizaine-, est un plus, une grâce qui ne peut qu’être appelée par le cours des choses, évidemment rare et pécieuse. Lui, le temple, c’est sa ressource,  son truc, son seul bagage. Alors, il n’en est pas économe et en répand comme d’autres l’eau bénite, en une inattendue abondance, les jours avec comme les jours sans.

Au cente du ruedo, après ses passes du cambio, il cite à nouveau de loin, embarque le toro, l’attire dans sa muleta, de plus en plus lente dans des passes expirées. Autre série, plus lente encore, toute de douceur ;  une interminable étreinte. C’est  si lent que le toro paraît s’arrêter. Mais, c’est qu’il s’arrête ! Alors, un léger tremblement de tissu imprime à nouveau un souffle de muleta, qui reprend aussi lentement le cours de la passe interrompue. La main est basse, de plus en plus basse. Elle est si basse maintenant, qu’elle est  sous le mufle ;  le tissu traîne au sol ;  c’est une main et un bâton – la « muleta »-  qui aimantent la scène. Tejela s’en enivre tellement, de cette lenteur, de cette puissance d’attrait, de cette noblesse de l’adversaire, que lui, si soucieux de son maintien, n’y prend plus garde, plié sur son toro, non pas plié loin du toro comme souvent, mais presque accroupi aux côtés du toro, pour que la main frôle le sol et avec la main la muleta, et avec la muleta le mufle, dans un geste de révérence sacrée, comme on glisse les Rameaux sous les pas du Chist.

Il prend la main gauche et délivre trois séries de naturelles dessinées mais où il ne temple plus. Alors on s’en fout. «Reviens, reviens vite à droite ! »  Donne nous encore de ce temple, de cette lenteur de déraison, de cette inouïe violence des contraires, que la beauté étouffe comme l’on régurgite un cri dont on craindrait qu’il fasse cesser le charme de chimies obscures, mais qu’un remate libère de rage  contenue, comme un  désensorcellement de tensions addictives.

Voilà ! Matias reprend à droite, et nous de son opium qu’il distille aujourd’hui à profusion. Il faut bien en sortir. Il se jette dans les cornes. Son partenaire s’effondre, fort applaudi à l’arrastre. Deux oreilles pour le torero, pour dix minutes de magie pure.

Non, il ne faut jamais désespérer d’une corrida.