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Madrid, Ivan Fandino 29 mars 2015. Le lait renversé

par Avr 1, 2015Corrida 2015

« Quel esprit ne bat la campagne? Qui ne fait château en Espagne? Autant les sages que les fous ». Jean de la Fontaine (La laitière et le pot au lait)

Deux rêves, deux défis, l’un grandiose, l’autre clandestin, se sont télescopés et fracassés à Las Ventas. Deux fières solitudes, deux arrogances viriles, deux toreros d’estampe luttant chacun pour vaincre.

Fandino est l’un d’eux, gorgé de soi, dont le « un contre six », ce combat contre des toros d’encastes réputés et glorieux dans la plus exigeante arène du monde, nous a tenus tout l’hiver, tel un signe de la Providence que tout n’était pas foutu, qu’on pouvait encore croire à la hombria des toreros et à la confrontation solennelle de l’homme avec des adversaires de respect. Que la tauromachie pourrait encore survivre quelques temps si nous en chassions l’anodin et les jours qui se ressemblent, si un homme se levait, chassant les marchands du temple et les sépulcres blanchis aux paillettes.

Fandino a tenu son pari, et les deux ovations qui ont salué son apparition à la puerta des cuadrillas puis, une fois le paseo terminé, aux tablas était de celles qu’on réserve aux sauveurs, aux hommes providentiels, aux héros auxquels on s’en remet comme pour une dernière bataille. Interminable, fervente, pleine de reconnaissance. Une ovation moins pour lui que pour nous tous. Pour la geste et pour la leçon. Pour la corrida qui renaît de ses cendres et peut s’ébrouer encore de nos désillusions. Pour la résurrection, non d’un torero mais d’une passion commune qui ne demande qu’à s’exalter. Le torero a déçu, mais ces acclamations d’un public debout par un après-midi de         » no hay billettes » étaient une votation de l’aficion, capitale, décisive, une ligne de front qui bouge. Un manifeste en faveur de la corrida durable, celle des hauts sommets, des épreuves incertaines et éprouvantes, de la sueur froide au col, des cornes qui menacent, d’un homme face à son destin. Et peu importe ce que le destin dit de cet homme, c’est la quête de cette confrontation intègre qui fait l’aficion.

Partido de la Resina, Adolfo Martin, Cebada Gago, José Escolar, Victorino Martin, Palha. Voulez-vous des toros de réserve ? Alors vous aurez un autre Adolfo Martin avant un El Ventorillo de possible repos. Et tous cinquenos, en cornes, astifinos, de vrais toros de Madrid. Olé Maestro !

Bien sûr, l’épreuve ne fut pas à la hauteur du rêve. Le Partido de la Resina, toro d’estampe applaudi à sa sortie en piste, le plus beau de l’après-midi, a fléchi dès la première pique et a fini aplomado ; une grosse série de la droite, pleine de toreria, une naturelle immense comme l’océan puis plus grand chose devant l’enclume où deux ou trois épées se brisent.

L’Adolfo Martin est accueilli à la barrière par un bouquet de véroniques vibrantes mais ne pousse guère sous la pique. Il se reprend aux banderilles et Fandino, après nous avoir offert le combat, le cite du plus loin, depuis le centre, et l’embarque en trois derechazos templés, centrés, de feu. Recommence et c’est moins bien, change de côté et se fait désarmer. L’impression que le toro qui charge et humilie sur la première passe devient tardo sur la suivante, attendant l’homme qui fait face, qui aguante mais n’a ni le sitio ni la position, qui aguante sans s’adapter ni dominer, qui aguante pour rien.

Le doute s’aiguise sur le suivant qui surprend le maestro, coincé à la barrière, lequel ne parvient pas à le fixer. Le Cebada Gago sort décasté, incommode, con genio et marchant en crabe. Pas grand-chose à faire, Fandino abrège.

L’Escolar Gil va relancer la course. Autre toro d’estampe, con trapio, fougueux dans la cape dominatrice du torero, allant avec bravoure aux piques sûres et puissantes d’Israel de Pedro, ovationné, puis avec codicia y allegria aux banderilles dans un tercio qui déclenche encore l’enthousiasme, les deux banderilleros et Ambiel à la brega se découvrant aux côtés de Fandino qui avait servi une série de belles chicuelinas. La pression est énorme et on sent soudain le torero nerveux face à une démonstration qui se dérobe. Encalminé, raide, sans sitio ni juste distance, se posant là immobile en esquissant les gestes que l’on fait face à un Domecq et voyant que cela ne marche pas, faisant un geste de la main pour retarder les impatiences, mais rien ne vient. Et à cet instant, on se dit, comme dans la fable, que le lait est renversé.

Apathique face au Victorino Martin que l’on changera après la seconde pique, prise de loin et avec bravoure, mais sans doute criminelle, se faisant enfermer aux tablas à la véronique sur le Adolfo Martin de remplacement qui nous offre, avec la complicité non du torero mais du tendido 7 qui exige la distance, un galop de brave et un tercio de banderilles gouleyant, avant de se raviser à la muleta, con genio, se retournant vif comme un chat, accrocheur. Fandino se fait désarmer et abrège.

Dépassé par le Palha, un hijo de qui vous savez, dont trois grosses piques de châtiment tentent de punir en vain l’hérédité. On voit Fandino fuir devant le monstre, fuir à toutes jambes en jetant sa cape à terre, fuyant le combat pour rejoindre au plus vite le burladero.

La tristesse et la cruauté de cette épopée, c’est que le mental et le volontarisme ne suffisent pas et que les toreros du circuit long des longues après-midi languissantes, musicales et fleuries ne savent plus, quoiqu’ils en aient, combattre les corridas dures. Jamais la distance entre ces deux types de « spectacles » n’a été aussi grande. Elle semble désormais infranchissable. Et les sifflets et les quelques coussins épars jetés sur la piste à l’issue de la tarde ne visaient pas Fandino, qui eut l’orgueil de tenter ; ils étaient gestes d’amertume face à l’impitoyable leçon à tirer : qu’il avait tenté l’impossible.

Un autre rêve s’est greffé sur ce désir de triomphe, un rêve épiphyte, comme du gui sur un arbre auguste. C’était celui d’un espontaneo qui a sauté en piste depuis les gradins, profitant d’un moment de communion intense après le beau tercio de piques sur le quatrième, courant la muleta et l’épée en main vers le brave et encasté Escalar Gil avant d’être reconduit vers le callejon par les peones de la cuadrilla du torero, prestement mais sans violence, presque comme un frère. Cet incident aussi était un signe d’espérance, tant on avait oublié que cela pouvait exister encore, la rage d’être un torero sans contrat et oublié de tous. Le désir de vaincre, de convaincre, de fouler le ruedo, de toréer « à la tire », d’agiter le chiffon rouge au péril de sa vie et de sa réputation, à la fois plein de soi et oublieux du reste.

Ce geste irraisonné, ce cri d’affamé, cet estrambord d’aficion était également glorieux. Plein de passion et de sève, d’impatience de vie et de désir d’en découdre, d’être plus grand que soi.

Mais un peu comme Fandino, le novillero clandestin, Gallo Chico, c’est son nom de torero, beau mec en jean blanc immaculé, une chemise bleu nuit largement ouverte et les cheveux retenus à l’arrière en une coleta gitane de l’autre siècle, a été condamné à retrouver sa juste place.

« Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux/ Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes/ Tout le bien du monde est à nous/Tous les honneurs, toutes les femmes/Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi/ Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi/ On m’élit roi, mon peuple m’aime/ Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant/ Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ?/Je suis gros Jean comme devant ».

Ni l’un ni l’autre de ces deux toreros n’ont été « Gros Jean comme devant » et leur rêve fut le nôtre. Un rêve immense et inachevé. Un rêve…