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Nîmes, feria des Vendanges 2016

par Sep 21, 2016Corrida 2016

Ceux qui auront eu la bonne idée de se dispenser de la corrida du samedi matin, souci d’économie, douce frivolité ou coup de fatigue précoce, auront assisté à une belle feria des vendanges et sans doute à une très belle. Pas loin de l’exceptionnel pour qui sait encore goûter la chose, juger sans trop jauger, s’abandonner sans calcul à ses émotions.

Le vendredi 16, la novillada étonnante d’un ganadero français (San Sebastian) avec six exemplaires bien présentés et d’un joli jeu en dépit d’une sourde faiblesse et trois novilleros agréables, Manolo Vanegas, sûr et allant, Andy Younes, toujours un peu «  petit coq » mais qui en veut, et le jeune Tibo Garcia, tête bien faite et le plus fondamental capote du jour. Le tout un peu plus scolaire qu’on ne souhaiterait mais les deux derniers paraissant avoir un fond de caractère à la française en ses deux versants, l’arrogance bravache et une très distinguée mélancolie. Andy et Tibo, c’est un peu Céline et Marcel Proust. Pourvu que l’aficion nîmoise, plus snob qu’on ne le pense, ne fasse pas trop la fine bouche, surtout à l’égard d’Andy….

Le solo de Castella du lendemain après-midi face aux Adolfo Martin, la plupart très armés, fut une belle leçon de choses. Cette manière du maestro d’entamer son paseo, avec cet imperceptible petit recul qu’ont les toros de caste avant de s’élancer lorsqu’on les cite. Que l’on voit se ramasser sur eux-mêmes, bander leurs muscles, tirer une dernière énergie de l’immobilité avant de rompre. Pour une ultime bataille. Oui, cette entrée en matière était belle comme celle d’un toro de caste. Un Castella impassible, sans signe de nervosité ou de fatigue durant ses six combats, concentré comme nous l’étions nous-mêmes. Une corrida à livre ouvert, dont il ne nous serait pas venu à l’esprit de sauter la moindre ligne. Son dominio et sa toreria sur le second, noble mais très armé, son mando, ses deux changements de main avant les naturelles sublimes à suivre, sublimes les deux fois. Une épée aléatoire et deux descabellos le privent des trophées que sa faena de muleta appelait (une oreille). Le tercio de piques sur le quatrième en quatre rencontres, la dernière, la cavalerie sous la présidence, le toro étant cité à 30 mètres ; la très brillante et sûre lidia de sa cuadrilla sur le même (Gabin Réhabi, Morenito d’Arles et le petit Léal) ; la faena encore sur le cinquième avec des séries de derechazos qui pèsent (une oreille) ; tout ceci fut d’un combattant et d’un vainqueur aux points, sans discussion possible. Même si ses combats sur le 3, brutal, distraido et sans classe, et le 4 qui serre, donne des coups de tête en fin de passe et finira par le désarmer auraient pu l’inciter à nous offrir un toreo moins cérébral, moins à la recherche d’esthétique, plus soutenu, davantage « rentre dedans ». On aurait aimé voir Castella « marcher » sur ces deux toros-là plus qu’il ne l’a fait, les dominer et les vaincre plutôt que de tenter de les polir avec patience, de les apprivoiser en égrenant les passes jusqu’à tirer de ces deux dangereux médiocres ici de très beaux pechos, là une inattendue série de derechazos.

Le dimanche matin (Cortes/Victorino del Rio) fut émotionnellement de la corrida à la puissance X, sauf les cornes mais on hésite à le souligner tant elle fut tour à tour atroce et voluptueuse, tragique et solaire. Un Juan Bautista souverain plus encore qu’à Arles la semaine passée face à un toro vif et mobile, qu’il banderilla avant de nous rendre fous, de relâchement et de variété, d’enchaînements, de main basse, de temple et de lenteur, d’inspiration, ramassant le tissu de sa muleta dans la main avant de citer son toro en la déployant pour dessiner trois naturelles qui seront parmi les plus belles du cycle ou en fin de série en se bandant comme un arc avant un desprecio qui se dérobe : un remate de gitan. Il avait jusqu’ici la technique et une manière d’être dans le ruedo. Il a désormais tout le reste plus la chance qui est le talent des vainqueurs. Un recibir de feu conclut le chef d’œuvre (2 oreilles et la queue et vuelta al toro après une oreille sur son précédent). Manzanares lui n’a pas forcé, mais son talent est supérieur à son indolence, qui irrigue quasiment tous ses pechos et donne, ce jour, de la profondeur à une paire de naturelles. Epée al volapié en s’engageant qui résulte basse (une oreille sur son premier). Quant à Thomas Joubert, il y a trop à dire, je le garde pour la fin.

Dimanche après-midi, un lot de toros (Nunez del Cuvillo) extraordinaires de comportement, mobilité, grand jeu, fond de caste, la plupart mangeurs de muleta (1, 2, 3, 5) d’un intérêt constant en dépit d’un trapio un peu juste, même pour Nîmes. Alternative du frère cadet Adame, Luis David, ambitieux et sympathique, irradiant la joie mexicaine de toréer (oreille et oreille) qui sortira en triomphe, enveloppé dans le drapeau au condor et porté par ses deux frères. Un bijou de faena de Talavante, faena de caractère, d’expressivité, d’allure et de profondeur, face à un toro très anovillado qui s’épuise vite incitant le maestro à un numéro de porfia finale de très grand impact (deux oreilles, dont l’une tombée du ciel). Et pas grand-chose de Lopez Simon qui croit que toréer consiste à faire passer le toro sur le plus long parcours, à l’exception d’une série à genoux très templée et dominatrice sur son premier auquel il servira ensuite un festival d’enganchones et qui passera à côté du meilleur toro de la feria, non sans insister mais sans rien transmettre de bien notable, hormis les qualités de son inlassable adversaire.

Un grand cycle, donc. Mais en rester là serait taire l’essentiel. Car cette féria restera pour moi une feria solennelle et grave. Assez retenue en dépit des triomphes. Un public à la fois sonné, songeur et recueilli comme si ce qui se jouait dans le ruedo n’était plus un jeu, ni un spectacle, ni même un art, mais une manière d’être à chérir, à protéger, à entretenir, comme on le fait des souvenirs fragiles.

J’ai rarement vu les arènes de Nîmes si attentives que le samedi après-midi du solo de Castella, respectueuses, et un peu interdites. Comme si le défi du torero était pour elles, pour nous tous, une épreuve, comme si le torero n’était pas un autre, un tiers, une vedette, mais une part de nous-mêmes dont nous souhaitions l’accomplissement et la réussite. Portant Sébastien comme on veille un proche. Compréhensives et soulagées à la sortie du torero par la Puerta des cuadrillas, mais sans exaltation. Impressionnées sans doute par la sobriété du maestro, son mental, la distance qu’il a entretenue avec les tendidos en ne consentant à rien qui aurait pu le distraire, qui aurait pu nous distraire, de ses propres combats, bannissant fariboles et fantaisie. Et il était curieux d’observer ces timides ébranlements de foule quand Castella a traversé le ruedo pour quitter les arènes, l’obligeant à saluer et à saluer encore, mais n’osant pas exiger de lui une ultime vuelta, comme si, malgré tout, l’heure n’était pas à la fête. Et nous l’avons honoré, un peu embarrassés, comme ceux de l’arrière saluent un officier qui a gagné la bataille dans une guerre dont on ignore encore les échéances prochaines et l’issue finale. Oui, c’était la féria grave.

Voir Thomas Joubert, le lendemain, allongé inerte sur le sable, voir son long corps tout mou à nouveau soulevé par la corne et s’écrasant sur la piste comme une poupée de chiffon, voir cela puis le reste, les toreros accourir, le toro qu’on éloigne, l’ami Alain Montcouquiol qui saute la barrière comme on l’a vu faire cent fois pour son frère,  a cuerpo limpio, sans autres armes que l’instinct, sans autre chose que ses mains, voir ces hommes faire brancard de leurs bras et rempart de leurs corps en ne pouvant s’empêcher de songer qu’il y manquait un linceul tant la chose était atroce, suivre ces hommes qui courent et voir la tête de Thomas balloter un peu, les barrières rouges qui s’ouvrent, le callejon qui s’agite, l’infirmerie toujours trop loin, songer à Thomas, à Alain, ne pouvant s’interdire de penser à Christian Nimeno, voir tout cela et imaginer les rêves qui se brisent et le reste qui taraude était proprement insupportable. L’attente angoissée et interminable. Quand saura-t-on quelque chose ? Qu’allons- nous apprendre ? Complètement laminés par le fracas du tragique avec le  « show must go on ». On se foutait de ce qui pouvait suivre. Jusqu’à ce que Rudy et la banda Chicuelo prennent prétexte de la faena de Manzanares pour interpréter la merveilleuse « Caridad del Guadalquivir », cette musique de Semaine sainte à Séville qui nous a soulevé le cœur et nous a tiré des larmes. Cette musique, à ce moment-là, était une prière, immense, solennelle, recueillie et fervente. Pour toute l’arène, une procession immobile et muette. A la fin de ce paso de Nîmes, le combat de Manzanare achevé,  nous apprenions que Thomas allait reparaître…Feria grave.

Le voilà plus pâle encore qu’à l’accoutumée, ne marquant, en dépit d’une fracture de la mâchoire, aucun signe de souffrance, venant au quite sur le toro d’un de ses compagnons, comme si de rien n’était. Irréel. Un fantôme. Son toro sort, noir et blanc, 515 kgs avec des cornes. On frémit. Thomas conclut les passes de réception par une demi-véronique vaporeuse, templée et d’une lenteur inouïe. Le cauchemar se fait rêve. Son toro vient trois fois à la pique avec alegria et puissance.

La muleta en mains, Thomas va brinder ce dernier combat du jour à F. l’épouse d’Alain Montcouquiol. On n’imagine guère plus juste consolation pour les instants qu’elle venait de vivre.

Une faena de moine. Ceux de Zurbaran tels que décrits par Théophile Gautier ( « Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l’ombre, / Glissez silencieux sur les dalles des morts/ […] Quel crime expiez-vous par de si grands remords ?/ […] Tout jeunes et déjà plus glacés qu’un aïeul/ N’ayant pour horizon qu’un long cloître en arcades/ Avec une pensée, en face de Dieu seul »). Le torero se tient droit, le visage impassible. Il n’est qu’une maigre et longue silhouette perdue au milieu de l’immense piste. Son toro, noble, lui fait face. Il s’approche à petits pas, presque en glissant et se fixe dans le sitio. Celui du plus grand danger. Sans recours, ni habileté. Son office, l’idée de son métier, c’est seulement de citer son adversaire et de le voir passer au plus près. En s’abandonnant totalement à lui. Comme on se sacrifie. Des passes de bandera, les pieds joints, de l’entame, à un changement de main par devant somptueux, jusqu’aux derechazos et aux naturelles de face avant les manoletinas finales que complètent deux aidées de ceinture, tout vous soulève l’âme, la rectitude qui n’est pas que physique, l’abandon, le geste. Son toreo est de la famille des tremendistes, mais pas un tremendisme d’épate, pas un tremendisme pour la galerie, plutôt une vibration intérieure, intense et sans doute exaltée en dépit de l’impassibilité apparente, de la tenue et de la classe folle qui s’attache à sa façon d’être en piste. Un toreo bouleversant et philosophique.

Récompensé par deux oreilles, Thomas Joubert, récusant toute idée de triomphe, quitte l’arène à pieds par la Puerta des cuadrillas, saluant aimablement la foule comme s’il s’excusait de l’avoir trop éprouvée.

Les Vendanges 2016 ? La féria grave, je vous dit !