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Céret 2015, incursion en secte du Vallespir

par Juil 14, 2015Corrida 2015

Céret, 11 juillet 2015, Dolores Aguirre – Fernando Robleno, Alberto Aguilar, Alberto Lamenas

«  Je cherche un toro sauvage, puissant, qu’il est nécessaire de lidier, un toro qui soit un vrai toro, exigeant et qui provoque de l’émotion et pas de la pitié, comme cela arrive avec tant de toros combattus actuellement ». Parole de ganadera dont nous sommes instruits par le mâle livret distribué à l’entrée de la plaza, un vrai missel pour messe noire.

La secte du Vallespir accueille à bras ouverts les nouveaux convertis et les arènes sont quasi-pleines sous un soleil de plomb.

Et question toros qui ne font pas pitié, nous fûmes servis, qui prirent 20 piques au total et les trois premiers, 12 à eux seuls, encore que le châtiment fût incomplet sur le troisième, un manso perdido, qu’on avait sottement épargné de deux ou trois rencontres supplémentaires. Le lot était loin d’être homogène (de 520 à 620 kilos) et deux exemplaires, l’un maigre d’apparence (le 3ème), l’autre (le 4ème) un menhir, une tour Magne, un monstre préhistorique, un cyclope homérique, un tanker échoué en piste qui se ficha au centre et n’en bougea plus, auraient mérité de rester au campo. Tous mansos à des degrés divers, à l’exception du 2 qui se grandit en trois rencontres, d’abord fuyard puis poussant comme un forcené à la troisième pique, agressifs, violents, teigneux. Tant d’intensité, tant de frayeur depuis mon rang de tendido quand le toro s’approche de la talanquera prêt à sauter dans le callejon –ou pire si affinité-, tant de présence âpre et venimeuse m’épuise et je suis essoré après les trois premiers combats. Il faudrait songer, à Céret, à organiser des corridas de trois toros pour les moins endurants…

La secte du Vallespir, en réalité assez déçue par le lot, s’est mal comportée. L’entre soi minoritaire affecte le discernement, c’est là chose ordinaire. Mais, Grands Dieux de l’Adac, que lastima ! La secte siffle le piquero qui, sur le 4, sort de son sitio pour aller chercher la demi-tonne d’immobilité lui faisant face dans ce qui sera le tercio de piques le plus émouvant, le plus beau, le plus exaltant de sûreté et d’intelligence de l’après-midi, qui s’achève au centre du ruedo, le piquero, un piquero d’estampe, un Botero vivant, debout sur ses étriers, le ventre sur la hampe, le toro poussant soudain en creusant les reins et, bien sûr, le prix de la meilleur pique sera attribuée à ce picador-là (Francisco Gonzalez) auquel on a cru un instant apprendre le métier. Mal élevée et impatiente, une voix ose crier un irrévérencieux et grotesque «  Vas-y » à un banderillero aguerri qui a le tort d’attendre que son adversaire soit mis en suerte pour s’élancer dans une pose parfaite de sincérité, le peon, qui n’aime pas les contretemps ni l’ouvrage bâclé, fermant les poings d’un orgueil enragé lorsqu’il arrive en courant à la barrière, fier de la leçon qu’il vient d’administrer moins au tio qu’au ronchon. Aveugle à ce toro auquel il manquait deux ou trois piques, le manso perdido sorti en trois et qui comme les autres se reprenait après le tercio en se chargeant d’une énergie mauvaise, la secte chahute encore les peones, que l’on sent dubitatifs et que le tio chasse de son terrain à grands coups de cornes en ciseaux, sans s’interroger sur le bien fondé des doutes des hommes de plata qui préfèrent tout de même, y compris ici, la vie sauve à une paire de banderilles de verdad. Mais le plus grossier, le plus insupportable, l’objet de mon plus grand scandale, c’est tout de même d’avoir privé Alberto Aguilar d’une vuelta sur son premier et Alberto Lamelas, d’une oreille sur le troisième.

Voici des modestes, des rescapés de l’escalafon, des estimables à cinq contrats par an où qui travaillent à côté pour vivre, des hauts comme trois pommes face à des monstres de dix fois leur poids, un cœur grand comme ça, suant comme à la mine mais sérieux comme des papes, des qui ne reculent pas parce qu’ils savent que ça leur est interdit, des qui font face, des qui se croisent, des qui affrontent ce qu’on leur offre et Dieu sait qu’on n’est guère charitable, des qui, à chaque engagement, tiennent Céret ou Vic pour la chance de leur vie, celle de se relancer, de se faire une petite place, oh, pas bien au soleil la place, mais une place quand même sur la planète des toros, comme ces SDF heureux de se mettre un peu à l’ombre, non loin du passage, pour se sentir moins seuls, des qui espèrent maintenir encore une saison ou deux, trois peut-être, un nom ou leur apodo, mais eux ont choisi de toréer sous leur état civil : l’apodo leur paraît une fantaisie de riche, de bourges, de « boloss » . Voici des braves donc, gorgés de hombria, auxquels on refuse, à l’un, un signe de gratitude et de remerciement – la vuelta– à l’autre la récompense rêvée de haute lutte et qui s’imposait d’évidence. Ô Grands Dieux de l’Adac, que lastima !

Aguilar a toujours ce physique de communiant, le visage beau et lisse comme une dragée, une allure d’ado, mais un adolescent des rues, joli physique, assez bagarreur, fort caractère. Il tombe sur un des plus hauts du jour et le seul encasté. L’ombre du toro écrase le petit torero. Peu importe ! Il l’éprouve, le sent passer – et cette masse noire qui le dérobe complètement à nos regards est saisissante-, bouge pas mal mais invente soudain un changement de main inouï, de folie pure, lié au pecho, irréfléchi et phénoménal. Vivant ! De se sortir vivant d’une telle roulette russe, Alberto s’embrase, s’enflamme, se consume, entre soudain sur le terrain du toro et tire quatre derechazos inattendus de dominio et de vérité. Ca marche, le public le suit. Alors, il crie pour se donner du courage, avance la jambe contraire et sert en hurlant trois naturelles de feu. Epée trasera. Descabello. Saludos. Il s’apprête pour la vuelta, et le public cruellement la lui refuse, comme on chasse sans façon un SDF épuisé de l’ombre où il avait enfin trouvé un peu de fraîcheur.

Lamelas a moins de cartel encore. Une impression vicoise pour bagage et son envie de tirer profit de tout lorsqu’il est en habit de lumières. « Tout » hélas n’est pas grand-chose pour qui n’est pas né sous la bonne étoile. Son toro, c’est ce manso perdido déjà évoqué, un peu maigre, pas très joli, mais plus haut encore que le précédent. Larga afarolada de rodillas en entame et deux véroniques la main basse, le corps relâché. Assiste sans désappointement perceptible au désastre du tercio des banderilles. Grand toro, tête haute, irrégulier et violent, qui finit aux tablas après deux passes de muleta. Vient l’y chercher, le toro le suit puis fuit à nouveau, sans plus bouger, donnant de grands coups de tête de droite et de gauche. «  Mata lo » soupire Céret. « Que mata lo » ? C’est son troisième toro de l’année et il n’y en aura pas beaucoup d’autres. Alors, il insiste, reste auprès des barrières mais l’extrait de son cœur de querencia. Et là soudain, dans le terrain du plus grand danger, il tient ce toro violent, agressif et armé, il le tient, le manda, l’embarque, pour une, pour deux, pour trois, pour quatre passes de la droite, denses et insoupçonnées, lui concentré, quieto, bien dans ses zapatillas, hélant gentiment son adversaire à chaque passe d’un bien étrange « Mira toro bueno ». Ce « Mira toro bueno » n’est pas du second degré ou de l’auto-persuasion. C’est la joie de l’infortuné. Le brin de tabac encore à fumer dans le mégot ramassé par terre. Et comme si ce miracle ne suffisait pas, Alberto Lamelas tente une même série à gauche, de naturelles croisées, dessinées, con dominio. Une épée trois étoiles en todo lo alto et d’efficacité immédiate, à lui décrocher l’oreille dans toutes les places de primera. Pas à Céret.

Robleno a été très digne face à l’incommode premier qui se retournait vif comme un chat. Très belle épée.

Seconde moitié de la corrida, moins prenante (4 et 5 sifflés à l’arrastre). Lamelas sans rancune sur le six auquel il a tiré avec mérite des passes des deux côtés.

Organisation parfaite en dépit d’une manifestation anti-taurine sur le pont, clairsemée, plutôt débonnaire et sans agressivité, qui a cependant retardé le début de la corrida d’une dizaine de minutes. Message pédagogique et plein d’apaisement du palco aux spectateurs à ce propos. La grande classe.

Céret, 12 juillet matin, Fraile- Sanchez Vara, Perez Mota, Cesar Valencia

Corrida moins saturée de sauvagerie, certes moins dense mais lot très beau de présentation (de 520 à 600 kgs), incroyablement armé, au berceau large, très large, très très large, et découverte de trois toreros dont je me scandalise de ne pas les voir ailleurs. Public moins intempestif que la veille.

Lui est torero mais je le connaissais. C’est Gabin, ce jour piquero dans la cuadrilla de Perez Mota. Ce type est né sur un cheval ; il faut le voir, si sûr, longer les lignes, capter le regard du toro, l’aimanter de vingt mètres, jouer avec lui, l’accoutumer de loin à sa présence, mobile et élégant sur sa monture, ne pas cesser de longer les lignes en aller-retour comme si on avait le temps, jeter lentement ses filets comme une araignée tisse sa toile. Le toréer ! Il faut le voir le Gabin, la pique sous le bras ou, quand il s’agit de provoquer la charge, tenue à l’horizontale comme le font les Indiens dans les westerns, mais le plus souvent sous le bras et alors la pointe vers le ciel comme au campo. Ne se mettre en garde, le cheval perpendiculaire aux lignes, qu’au bon moment, quand il sait que là, là c’est sûr, le toro accourra s’exposer à la morsure de la hampe, laquelle ne sera abaissée qu’à juridiction, laissant à son adversaire le plus de champ possible, nous offrant la course la plus longue, le galop le plus sûr. Ce tiers, dans les mains de cet homme, est une faena, une véritable faena avec un commencement, l’approche, un milieu, le jeu, et une fin, la pique elle-même ; une faena recommencée ce jour trois fois face à un toro mansote qui se défend et proteste sous le peto mais tenu, impeccablement tenu, piqué, impeccablement piqué, avec savoir, respect et hombria. Ce tercio de varas si brillamment exécuté assure à Gabin un triomphe majuscule, toute l’arène debout pour lui rendre hommage, lui se dressant sur les étriers, en torche vive telles les silhouettes aspirées du Greco, comme s’il voulait toucher le ciel en remerciement de ce moment de grâce.

Francisco Sanchez Vara, en costume vieux rose-vieil or, sans doute ressorti des lointains pour l’occasion, a un petit air de Yann Moix, mais en plus souriant. Très digne toute la matinée, ne négligeant pas son rôle de chef de lidia, nous régalant aux banderilles dans des tercios bien menés et sincères, agrémentés d’une spectaculaire et parfaite garrocha de son vieux peon sur son second, a servi d’abord une faena essentiellement gauchère, aussi croisée que possible compte tenu de l’envergure de cornes de son adversaire. Pinchazo, épée phénomale. Mort en brave du toro (vuelta que Céret s’est abstenu, cette fois-ci, de protester). Sera moins convaincant le suivant un toro, sans classe, décasté et violent, comme s’il était épuisé par l’effort sur soi, il est vrai plus que méritoire (ovation).

Manuel Jesus Perez Mota a été, pour moi, la révélation de la course. Sûr, très jolis gestes, la main basse, des effluves de basse Andalousie face à son premier adversaire conséquent mais noble qu’il temple le plus souvent dans le terrain et en se replaçant spontanément quand il s’en éloigne, sans attendre qu’on le lui intime. Hélas, son toro est allé se ficher à la talanquera au moment de la suerte suprême, s’interdisant toute sortie hors sur le torero. Deux vaines tentatives, puis épée en place et descabello. Tour de piste fêté, ce n’est pas si souvent, il le fait en templant à mort, le plus lentement possible, pour en profiter un maximum. A notre approche, il me voit me découvrir et m’invite à lui lancer mon chapeau. Cela ne me serait jamais venu à l’esprit, non que le torero ne le mérite mais faute de couvre-chef à la hauteur : ce geste là aussi doit être un sacrifice et j’avais acheté le mien une poignée d’euros sur les étals autour des arènes… Je m’exécute, il me le renvoie victorieux, dans un grand sourire, comme un panama à un milliardaire de ses amis. A cet instant, chacun de nous se la joue un max, enivré par l’illusion d’autres vies que les nôtres. C’est Ordonez et Hemingway, ridicule, affligeant, tout ce que vous voudrez. Mais pour moi, dans l’instant, c’est énorme et j’en rougis presque de plaisir. Comme les vrais imposteurs ! Le suivant sera un monstre de 600 kilos, vraiment très impressionnant de tout, manso très bien piqué en trois rencontres dont les deux dernières parfaites de sûreté. Toro à charge courte et brutale, mufle au sol, qui gratte. Perez Mota fait face puis abrège avant un engagement à l’épée qui aurait mérité que son salut ne fût pas protesté.

Quant à César Valencia, c’est un phénomène. Un vénézuélien de sang indien, à la trempe bolivarienne, à l’obstination têtue d’un Chavez. Les Cumanagotos étaient-ils minuscules  et grandioses à la fois ? Alors, il en est ! Quelques uns retiendront sans doute son impuissance à l’épée et ses larmes de rage par deux fois. On l’a vu, au moment de la suerte, se hisser sur la pointe des pieds pour tenter de porter les yeux au-delà du garrot. Que pouvait-il faire de plus : se jucher sur une chaise, l’épée en mains ? Ce jeune au rêve de torero doit avoir un apoderado bien cruel. Un de ces apoderados de verdad, un grand. Un immense. Un sans pitié. Un sadique. Un qui ne veut pas perdre son temps. Un Antonio Corbacho, un Philippe Lucas, que sais-je ? Après deux ou trois mois d’alternative, il lui a dégoté deux contrats en France, un à Vic à la Pentecôte, un ici cet été. Pour se faire la main… « Si ça passe, on verra ». Et macarel ! que ça passe ! Eso es un valiente. Face au lot le plus difficile de la matinée, et Dieu sait que les lots de ses camarades n’étaient pas de repos… L’air serein et décidé, il commence par des doblones de grande allure, puis se tient droit dans le terrain. Très droit, très engagé. Presque trop. Centré, croisé, la  cuisse offerte qui vient titiller la corne contraire, le derechazo bien dessiné en dépit d’enganchones en fin de passe pour cause de bras trop court et de refus de l’astuce. Ah ça, pour sûr, il torée, le moustique-tigre. Peur de rien, le bougre. Meurt d’envie de convaincre. Ou meurt de faim. Réfléchit pas. Déroule ses leçons qu’il tient de son Corbacho à lui, lequel a dû lui dire « Tu vois Manzanares et le Juli ? tu fais l’inverse, le toro ne doit pas avancer en ligne droite, faut le faire tourner sinon il te bouffe et s’il te bouffe parce que tu t’exposes trop, personne t’en voudra ». Alors, il fait ça, le torero aux fossettes de gosse. Il se régale et nous régale et la série finale sur sa première faena de six naturelles, parfaites d’orthodoxie, de vouloir, d’aguante et de toreria était un terremoto d’émotions. Le suivant, de 600 kilos, est brutal court et avisé. Cesar Valencia avance la jambe, tend le bras, se fait bousculer et revient pour avancer encore la jambe et tendre encore le bras, sans grand succès mais avec un courage et une abnégation inouïe. C’est terrible, c’est beau, on a presque honte d’assister à cela et de se sentir exalté par la volonté de ce torero de réaliser ainsi son rêve. Ceret, qui a vu, a témoigné un immense respect. Olé !

Autre joli moment d’émotion, les deux brindis (de Sanchez Vara et de César Valencia) à la banderole de soutien à l’aficion de Barcelone, tenue à bout de bras par un quarteron de quidams, dignement salués par la foule qui se dresse par deux fois au beau geste, dans une solidarité catalane de part et d’autre des Pyrénées.

Céret, 12 juillet après-midi, Adolfo Martin- Encabo, Urdiales, Robleno

Corrida bien présentée, dans le type, avec de très beaux exemplaires ( le 2, le 3 changé après s’être cassé la corne, le 5) mais assez ordinaires de comportement, mansos, sans tercio de piques pour l’histoire, et plus d’un ménagés ; fades si l’on osait écrire.

Le meilleur de l’après-midi fut le solo de tible après le cinquième et la ferveur de la cobla et du public à interpréter la dernière Santa Espina du cycle, cette sardane en bras d’honneur à l’Espagne de Primo de Rivera.

Je ne souhaite me fâcher avec personne mais me demande si les toreros du jour n’étaient pas trop « capés » pour Céret.

Urdiales qui pourrait être une figura si le G5 ne faisait pas tout pour le proscrire est tombé sur un os, un toro qui coupe, qui regarde, qui charge peu et brutal dont il n’a pas fait grand-chose puis sur un toro plus maniable face auquel il a dessiné de beaux gestes mais à mon sens lointains, le torero un peu décentré, dans une faena esthétisante mais marginale en dépit d’un bouquet de naturelles suspendues à un poignet inouï, du meilleur parfum.

Robleno a fait face à un auroch décasté abonné aux coups de cornes vers le haut qu’il n’est pas parvenu à réduire. Comme sur le premier d’Urdiales, le public a, lors de l’arrastre, méchamment applaudi à tout rompre le problème non résolu, la difficulté insurmontée. Beaucoup plus convaincant sur son second, maniable mais sans classe, dans une faena construite et allant a mas, sans ligazon mais avec application, à des coudées au-dessus de son toro. Céret n’avait pas l’air très convaincu, il lui manquait quelque chose- pour sûr, il manquait de toro !- mais n’a pas chipoté l’oreille, au moins au titre des services rendus.

Encabo, poussé par le public, s’est résolu à toréer son premier sur la corne contraire, le seul avec un fond de caste, en prenant beaucoup sur soi et c’était assez beau à voir. Son suivant, offrant du jeu, était le plus noble du lot. Bon début de faena, par passes par le bas, puis cite de loin avec beaucoup de mando. Plus décentré en suivant, quelques naturelles parfaites avant un désarmé, puis une fin de faena marginale avant belle épée (saludos, saludos).

Prix de la meilleure pique : desierto. Vous voyez l’ambiance ….