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Madrid, Feria de Otono 2014

par Oct 9, 2014Corrida 2014

Madrid, 3 octobre 2014- Finito, Fandino, Luque/ Nunez del Cuvillo

Même à Madrid… Même ici, on peut voir six toros d’une grande faiblesse et la moitié d’entre eux récusés par une présidence sous pression. Même ici, on se trouve condamné à voir sortir un toro de réserve sans cornes qui suscitera les protestations de 13 000 personnes, offensées de constater qu’un tel handicap, si spectaculaire, ait pu être tenu pour négligeable dans les corales de la plus grande arène du monde et si  peu déterminant aux yeux du placo qu’il fallut attendre que cette bête se couche à son tour sur le flanc pour qu’elle fût enfin chassée du ruedo. Oui, même à Las Ventas ! Que l’authenticité vienne manquer à ce point dans la Rome de la tauromachie afflige l’aficion des plus croyants d’entre nous. Et on rêve d’un Luther qui afficherait des placards partout sur les portes des arènes pour rappeler que « corrida » en espagnol veut dire «  course ». Course du toro, si possible avec des cornes, des pattes un peu solides et une certaine envie d’en découdre dont l’homme doit faire son affaire. Tout le reste est du cirque. Et nos chapiteaux seraient vides si l’on demandait à  l’écuyer de porter son cheval à bout de bras.

Finito, en lie de vin et or, a fait face au très faible premier et au plus exigeant quatrième (bien piqué, charge courte, brutal), a montré son poignet et très fugacement son entrega, notamment à la cape. Rien de bien notable cependant de muleta sinon le troisième temps de la passe systématiquement escamoté. Silencio deux fois, qui n’a pas déprécié son cartel.

Luque, dans un vilain habit mandarine indienne et or, a servi les deux plus beaux quites de l’après-midi. Sur le premier toro de Fandino d’abord, par chicuelinas de macho, les jambes écartées, liées à une larga du mépris, souveraine et pleine de toreria, par véroniques sur son premier ensuite, d’un temple, d’une lenteur et d’une suavité indicibles, que le défaut de classe de son adversaire laissera cependant sans remate. Quatre passes de bandera, une  belle trinchera et deux passes par le haut en entame sur le suivant, désordonné et sans classe,  avant de se décentrer. Silencio deux fois, ses adversaires n’autorisant rien de plus.

Fandino, en pétrole et or, n’a toréé que les sobresalientes, les deux moins piètres du jour, un Juan Pedro Domecq, d’abord, manso, andarin, noble, qu’il a cité de loin et embarqué dans de belles séries, liées mais pas toujours centrées (division de opinion), puis le meilleur d’El Torero, brave et venant de loin,  auquel il a servi au centre trois grosses séries de derechazos, la cuisse offerte, de grande transmission  avant de se faire désarmer à gauche et de décharger la suerte au grand dépit du tendido 7 (silencio). Sérieux, le visage fermé, son toreo toujours sans fioriture est désormais jugé à l’aune de ses ambitions. Celles-ci sont grandes, le jugement fut sévère. Sans doute excessivement.

Madrid, 4 octobre 2014 – solo de Miguel Abellan/ Puerto de San Lorenzo

Las Ventas aime un torero. Cela me rassure. Las Ventas aime Abellan, comme un fils : rien n’est plus beau ! Savoir qui il est et d’où il vient. N’avoir rien oublié de ses blessures et de ses combats. De ses inattendus triomphes contre le sort et de son obstination à lutter contre un destin contraire et un cartel qui se dérobe. Se souvenir de ses rêves de gloire et de ses années sans contrats (4 en 2012, aucun en 2013), savoir ses espérances chiffonnées comme mouchoir dans la poche et  l’habit de lumières trop longtemps amidonné dans l’armoire d’où il ne sort que pour se recouvrir du sang versé. Mâchoire brisée par la corne en 2011, toréant blessé et l’habit dégoulinant de sang lors de la San Isidro du printemps 2014 où son abnégation et sa rusticité au mal lui ont valu une oreille de valiente. Oui, Las Ventas aime ce torero parce que Madrid n’aime rien mieux que la force d’âme. Voilà pourquoi, les toreros punteros, les stars de la tauromachie y sont généralement mal accueillis ; aux yeux de Las Ventas, leur succès durable manifeste un trop insolent désir de vivre. Ceux qui en sont dépourvus, les combattants de l’ombre, les chevaliers à la triste figure, les moines de l’Escorial et quelques toreros de second ordre qui n’ont plus rien à perdre, et qui le montrent, sont attendus avec curiosité et sympathie. Alors, quand Abellan, méritant mais modeste, a proposé une encerona, ce un contre six en guise de « roulette russe », Madrid loin de se récrier a exulté. Ce torero gorgé de hombria était bien un vrai fils !

Mais quand Miguel parut à la puerta de cuadrillas, en jeune communiant dans un bel habit dragée et vieil argent, le bras en écharpe dans un capote de paseo noir salafiste, quand il a fait face à cette arène pleine, les jambes écartées, le buste rejeté en arrière et le visage interrogeant le ciel, Las Ventas a rugi comme qui voit son fils s’apprêter au martyr. Trop tard ! Ne pouvant plus se dédire, elle lui fit un triomphe comme aux plus grands. Il ne s’agissait pas d’applaudissements d’encouragement ou d’affection. C’était autre chose. Cet ébranlement de foule, dense, interminable et exalté était comme un cercle de feu sanctifiant la scène du sacrifice, où chacun était appelé à jeter ses peurs, ses doutes et le souvenir des jours mauvais en offrande au torero,  en hommage à son innocente arrogance. Le paseo fut grave, lent, très templé. Abellan se perfuse à petits pas de tant de gratitude, se convainc de ses mérites à traverser la rumeur d’une telle reconnaissance, devine sans doute que l’arène est inconsolable de ce qu’elle a consenti à lui offrir et espère à cet instant la rassurer et la convaincre. Mais le défi lui fait un visage de pierre. Las Ventas s’en aperçoit et taraudée de remords invite encore le torero à venir saluer après le paseo. Il sort de la talanquera, avance jusqu’aux lignes, la cape de combat, tenue d’une main, traînant au sol et salue sobrement. Ca y est, le sort en est jeté.

La première faena sera très intelligemment construite, allant a mas, de grand mérite et bien au-dessus de son toro ( 520 kgs), noble, faible et brinqueballant. Commencée par d’élégants doblones magnifiquement templés, Miguel toréé à mi-distance, le sitio des braves, sert deux séries de naturelles de cartel et termine par trois autres de face et en face suivies d’une paire d’aidées par le haut rematées d’une  trinchera pour la mise en suerte. Belle épée hélas lente d’effet et l’agonie du fauve refroidit l’ambiance (saludos après légère peticion).

Miguel s’accommodera moins souverainement du second (508 kgs, jolies cornes), faible mais con genio, qui le bouscule légèrement au quite par chicuelinas liées à un farol et conclu d’une merveilleuse revolera  et le désarme à la muleta. Quatre pinchazos (silencio).

Le suivant (572 kgs) était le toro du triomphe en dépit de la mansedubre qui l’envoya par deux fois sur le piquero de réserve, nous privant du trasteo de Tito Sandoval. Mais les piques à contre –querencia ont été fort belles, le piquero debout sur ses étriers, le corps suspendu au dessus du toro, celui-là poussant avec caste puis se donnant aux banderilles. Miguel le sent qui nous offre un quite en fin de deuxième tercio, plus alluré que réussi, par chicuelinas alternées avec des tafalleras. L’entame après le brindis au public était de toute beauté : quatre aidées par le haut, une par le bas liée à une trinchera suivie d’un pecho dans un toreo de ceinture souple et altier. Deux courtes séries de derechazos s’ensuivent, trois passes chaque fois, pas une de plus, dominatrices, habitées, longues et templées, la seconde le bras plus encore relâché, à fleur de sentimiento. Cette fois, Las Ventas s’enthousiasme de son petit torero, qui prend son temps entre les séries et goûte le silence absolu qui précède les recommencements que l’on rêve réussis. Il cite de plus loin, embarque le toro dans les mouvements de sa muleta sans jamais rompre, un peu à la manière de Manzanares. Il poursuit hélas sur cette voie de main gauche, déchargeant alors la suerte et toreant du pico, se reprend par une inattendue passe du cambio et une circulaire à l’envers qui mute, après un changement de main, en une naturelle interminable templée que le mando prolonge infiniment. La toreria gorge ses dernières naturelles de face et ses passes par le bas, ultimes rimes d’une poésie sensible et singulière, de très grand cachet. On en était là, déjà prêt à se quereller entre voisins à propos de la juste récompense (une ou deux oreilles), quand Miguel échoua lamentablement à la mort : deux pinchazos, un tiers d’épée. Le salut bien triste mit un terme aux espérances ; aux siennes – c’était manifeste- et aux nôtres- c’était à redouter. Apathique face au suivant, un cinqueno de 548 kgs, distraido, brutal, sans classe ; tout à fait absent de la lidia lors des deux premiers tiers sur le cinquième (546 kgs, de cinq ans également) dont il est parvenu à pacifier la charge en trois séries de la droite avant de se faire sérieusement aviser à gauche et de renoncer- épée phénoménale ; anodin face au dernier qui est sorti puissant et dangereux, à l’exception d’une série isolée en début de faena de naturelles dominatrices liées au pecho, mais demeurée sans suite, sauf l’épée, une entière en la crux.

Me croirez-vous ? Le tout fut d’une émouvante intensité, entretenu, vibrant, extraordinairement romantique. De la première à la dernière minute de ses combats, Las Ventas, n’a jamais lâché son torero, elle l’a encouragé par ses « olés » ou l’a attendu dans des silences pleins de bonté, toute d’attention, de compréhension, de sympathie et de bienveillance. Elle s’est gardée de lui siffler ses exigences comme elle le fait si cruellement à l’égard de tant d’autres. Et l’a entouré et choyé, comme elle l’a pu, à sa manière. Cette plaza n’a pas si grande habitude de dispenser le réconfort qu’elle sût le faire autrement que maladroitement. Comme un mec un peu bourru qui se sait contraint, à l’occasion, de témoigner de son affection, n’ayant alors d’autres limites que de ne pas passer pour trop pédé. Et voir Las Ventas applaudir le rêve inachevé de son torero, comme elle l’a fait avant la sortie du dernier toro de la course, le faire saluer encore à la fin de la corrida comme après un triomphe avant de l’accompagner jusqu’à la puerta des cuadrillas, comme s’il avait été complet et héroïque, était merveilleux, un peu transgressif et terriblement réjouissant. Las Ventas aujourd’hui a fendu l’armure : elle n’est pas dépourvue de cœur.

Madrid,  5 octobre 2014- Uceda Leal, Diego Urdiales, Serafin Marin/ Adolfo Martin

Dès l’entrée en piste du premier on est saisi par la présence du toro. Et on se dit qu’on avait oublié ce qu’était la caste. Les suivants seront pareils, déliés, musclés, bien faits, pas lourds (de 467 à 510 kgs), cornus, deux ou trois cornipasos, et d’une sauvagerie indomptée, l’air mauvais, se battant ou (les 3 et 4) attendant l’adversaire sur leur terrain, ceux-là décidés à ne charger que pour atteindre l’homme. La corrida est un combat, on l’avait oublié. Le plus encasté lot de toros de la saison, et de loin.

Une légère faiblesse de pattes de son premier adversaire gêne Uceda Leal en ouverture en l’empêchant de baisser la main comme les âpres caprices du toro pourtant le commandaient. Le torero est d’abord digne et un peu décentré puis le toro se réserve. Silencio, ce qui face à un tel adversaire n’est pas un échec. Le cinqueno qui lui échoit ensuite est brutal, manso, tardo, très dangereux. Capea à l’ancienne, virile, de jambes et de châtiment qui me plaît suivie d’un tercio de piques à contre-querencia sur le piquero de réserve, dans une scène de grande sauvagerie, avant que le toro ne jette l’effroi en accrochant un banderillero. Dix hommes entrent en piste pour sauver le peon à terre, Urdiales est lui-même à deux doigts de se faire prendre et l’arène frémit d’aise face à tant de difficultés à résoudre. « La corrida est de retour » se réjouit-t-elle, soulagée comme les vrais méchants de n’être pas condamnée deux jours de suite aux amabilités émollientes. Uceda Leal, lui, en mène moins large, châtie par doblones puis recule, à droite et à gauche, avant d’en finir sous les sifflets, cruels et imbéciles, mais hélas nombreux.

Urdiales, lui, sera le torero de cet encaste. Court de taille, visage émacié à l’extrême, peau transparente et parcheminée, paupières écorchées, il a des allures de noble du parti catholique sous le règne de Charles IX, ou d’insecte, c’est selon !  Mais quel torero, grand Dieu… Son adversaire, lui, est gris, long avec des cornes ouvertes, interminables et menaçantes. Et avec cela, gorgé de caste, brutal, tardo, mais humiliant dès qu’il charge, buvant alors la muleta. Ca tombe bien, celle d’Urdiales est sûre, gouleyante et capiteuse. Une série de derechazos avisés mais dominateurs, suivie d’une autre, beaucoup plus centrée et d’une autre encore, trois passes, pas plus, économes de tout, énormes de sûreté et de toreria. Mais c’est la main gauche qui fait rugir Las Ventas en lui tirant des arrachements de plaisir âcre et des mugissements de jouissances obscures, comme on n’en avait pas entendu depuis le début du cycle. Deux séries de deux naturelles chacune, liées au pecho, qui valent en densité presque toutes les corridas de l’année. On en sort étourdi et triomphant. Lui aussi qui se voit récompensé, après une épée superbe,  d’une oreille sans prix -mais non sans poids. Urdiales, torero du Nord, est en train de convaincre Madrid. Son compatriote Ivan Fandino devrait se méfier…. Mais rien n’est jamais parfait dans une corrida et le toro qui suit, qui sort avec grande puissance, armé comme un gangster, se casse la patte. Nous ne sommes pas ici à Nîmes : le mouchoir vert tombe aussitôt. Il est remplacé par un énorme Puerto de San Lorenzo (600 kilos), bien en cornes, mais cela ne suffit pas à dissiper la pénible impression d’avoir échangé un athlète contre un obèse. Manso de gala avec ça, fuyant le combat même quand Urdiales le cite près des barrières, ne voulant voir ni l’homme ni la muleta. Entichée de notre torero, Las Ventas applaudit la malchance.

Le Catalan Serafin Marin, précieuse relique de la Catalogne perdue, est accueilli en héros qui aurait changé de camp : torero à Madrid. Ces politesses ne suffiront pas cependant à autoriser le combat sur son premier, un grand vicieux qui regarde l’homme en ignorant cape et muleta. Il se le met dessus au capote et ne parvient pas même à tendre la flanelle ensuite, trop de danger et trop de peur (silencio). Il tombe sur le meilleur du lot, le plus noble, en inattendue récompense de sa venue dans la capitale d’Espagne et du monde taurin. Petite faena auxquelles les qualités de son adversaire donnent assez belle allure. Madrid fait semblant de ne rien voir du pico ni de la position décentrée et lui offre une oreille généreuse, après il est vrai une très belle épée.