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Feria d’Arles, Pâques 2014

par Avr 21, 2014Corrida 2014

Arles, 20 avril 2014, Rafaelillo, Javier Castano, Mehdi Savalli/ Miura

Miurada incomplète pour cause de blessure d’un pensionnaire à la sortie du camion, marquant divers signes de faiblesse (3 et 4), noble dans l’ensemble (à l’exception du 1, une vermine non disposée à combattre), courant au cheval de loin en répétant (17 rencontres) mais sans alegria et ne poussant guère sous la pique (sauf le six), le tout par temps frais et sous un ciel menaçant qui finira par tenir ses promesses, les deux derniers combats s’étant déroulés sous la pluie. Frustrés de combats héroïques et emberlificotés dans nos ponchos en plastique qui retiennent les manifestations d’enthousiasme, nous subirons le spectacle sans broncher.

Ajoutons que la cuadrilla de Castano sera moins spectaculaire qu’à l’accoutumée, à l’exception de Fernando Sanchez à la toreria intacte et qui saluera deux fois (la dernière paire sur le 5 parvient à nous ébrouer un peu) et nous aurons l’exacte couleur assez terne de cet après-midi de grisaille. Ce cinq là est un cardeno assez léger (550 kgs) mais au port de tête altier qui nous rappelle les eaux-fortes de Goya ; il ira  sans histoire et de loin trois fois à la pique qui le tient à distance du peto auquel il est indifférent. Castano le torée élégamment, de trois quarts et à mi-hauteur, le geste ample et lointain. C’est du Manzanares face à un Garcigrande et il en faudrait plus pour nous émouvoir. A la mort, le président s’étonnera, non sans ostentation, de ne pas voir fleurir les mouchoirs….Mais il fera bien pire à la fin !

Il y a heureusement Mehdi, notre trouée de soleil sous ciel bas ! Le torero arlésien sans apoderado et sans contrat. A l’annonce de son entrée dans le cartel,  ses amis ont dû lancer une souscription publique pour lui offrir quelques bêtes de tienta à toréer avant l’échéance. La tignasse désormais poivre et sel laisse deviner les longues journées d’attente sans toro mais le voilà qui s’aligne pour le paseo entre ses deux compagnons de cartel, dans un bel habit vieux rose et or, le physique toujours puissant, l’abattage intact, irradiant de charisme, mais l’air plus grave, plus concentré que naguère. Plus dense, comme si les doutes de l’homme avaient étanché les gamineries espiègles et les illusions adolescentes.  Bien servi, il sera, cet après-midi de résurrection, un capeador sûr, facile et brillant au premier –larga afarolada de rodillas, véroniques centrées et confiantes, larga allurée- lidiador au second, plus réticent, qu’il conduit au centre par des passes ajustées, aux mises en suerte intelligentes et soignées – chicuelinas marchées sur son premier, belle mise en suerte pour une quatrième pique al regaton sur le sixième, dont nous serons privés par l’idiotie d’une partie du public qui, ne devinant ni la bravoure du toro ni la figure attendue, protestera jusqu’à ce que Mehdi renonce à nous offrir ce plaisir… Le banderillero ne se fait pas prier, provoque l’enthousiasme en offrant chaque paire à un tendido et posera les deux dernières al violin. Il sera cependant beaucoup plus centré aux bâtons sur son second. Mais c’est à la muleta qu’il étonne, par un sérieux et une concentration qu’on ne lui connaissait pas, un engagement désormais tempéré par une envie de bien toréer. Bien sûr, la diète taurine qu’il a traversée le prive d’un brin d’imagination et de quelques recours qui anémient le rythme  de fin de faena, mais le tout est convaincant  et, s’agissant d’un torero sans cartel, plus qu’épatant. Il joue de chance à la mort avec deux épées caidas mais d’effet fulminant qui déclenchent un tonnerre d’applaudissements dans des froissements de ponchos qui s’agitent.

La première oreille lui sera refusée à la fin de son premier combat, sous les applaudissements d’une partie du public, la seconde accordée sous les sifflets des mêmes. On a connu les arènes d’Arles moins chiches et regardantes dans l’octroi des trophées. Et à l’égard de qui n’avait nul besoin d’un imprimatur arlésien pour poursuivre carrière. Il ne fait pas bon, sans doute, ici, d’être l’enfant du pays…

Quant à ce président au palco qui a sorti le seul mouchoir blanc du jour en dodelinant de la tête comme si la décision  lui avait été extorquée et pour bien marquer qu’il la réprouve, on lui dit que ses mimiques étaient tout à fait inconvenantes et plus que déplacées. On prend une décision ou on ne la prend pas, mais il n’est pire que de la prendre  en manifestant qu’on la regrette. C’est ce que l’on nomme désormais en France « le syndrome Léonarda », du nom de cette jeune roumaine qui a fait trébucher un président de plus grande importance. Et à celui qui était au palco ce dimanche, à Arles, on dit avec tout le respect qui est dû à sa fonction « Dégage ! ». Ce malotru se nomme Gerald Mas.

Mehdi Savalli s’est vu remettre en fin de course par le comité de la Féria le prix du meilleur lidiador de la corrida sous les protestations et la pluie. Il regardait gentiment les gradins, levant les mains au ciel comme pour dire « Mais ce n’est pas ma faute » et nul ne pouvait suspecter qu’en effet il eût bénéficié d’un passe droit.  Les aficionados étaient nombreux  autour de lui à la sortie pour le féliciter de son beau succès et lui dire que l’on était impatient de le revoir.

Arles, 21 avril 2014- Miguel Abellan, Manuel Escribano, Paco Urena/ Margé

Les arènes et les gens sont plus beaux au soleil, surtout les arènes qui ont enfin trouvé leur patine après une restauration qui avait fait redouter le pire : la craie après le charbon ! Ce ton désormais beige doux, avec quelques aplats miel pâle, leur va bien. Et rappelle les nuances de pierre de la place de la Mairie, entre Saint-Trophime, l’Archevêché et Sainte-Anne.

Il fait beau, très beau et ce temps gorgé de sève enchante les fanfares du pas des arènes où s’agglutinent les aficionados dans l’attente du spectacle. Et donne à ce cartel des allures de fête. Un cartel comme on les aime, un cartel de Madrid, loin des stéréotypes attendus et des triomphes annoncés, où l’on offre leur chance à des toreros de petits circuits face à un élevage, ici inédit, les toros de Margé. L’époque, hélas, n’est plus à l’aléa ni à la prise de risque et l’arène est de demi-affluence. C’est quand même un comble pour des amateurs de corridas qui se lamentent depuis des années de voir toujours les mêmes cartels, le G10 dans l’ordre ou le désordre devant les mêmes toros, ne cessent de critiquer les empresas pour leur manque d’imagination ou d’audace, et qui savent mieux que quiconque le ressort de la passion qui nous anime, faite comme toutes les autres d’illusion et de frustration, mais celle-ci d’autant plus intense qu’elle n’est récompensée que par surprise et souvent quand on s’y attend le moins.

Les Margés, lot homogène (de 510 à 540 kgs),  très joliment présentés et armés (le 1 et le 6 applaudis à leur sortie),  nous ont offert une  corrida variée, qui n’a à aucun moment manqué d’intérêt ou sombré dans la soseria. Le premier, brave à la pique et d’une grande noblesse, faisait l’avion dans la muleta de Abellan en dépit d’une faiblesse qui a nui au combat. Le deuxième, de belle allure, au physique plus délié, garrot marqué, était distaido, dispersé et au fond sans race, ce qui n’a pas empêché une partie du public de l’applaudir incompréhensiblement à l’arrastre. Le 3 était supérieur en bravoure (tercio de pique très applaudi) et en noblesse. Le 4 manso, à la charge brutale, con genio, le 5 manso, faible mais mobile et incommode, le 6 un grand toro, brave, noble, chargeant con codicia et justement récompensé par le mouchoir bleu.

Abellan a frôlé les sommets de l’escalafon au tout début des années 2000, Madrid l’estime, mais cela n’a pas suffi : il est sans contrat depuis deux ans et il lui a été offert de reprendre l’habit et l’épée ici. L’habit est couleur neige comme lorsque je l’ai découvert à Malaga il y a près de quinze ans et il a conservé, en dépit des vicissitudes du temps et de carrière, une allure de gendre idéal avec un rien d’élégance dandy qui fait sa marque. Le bras nonchalant à la talanquera durant le tercio de banderilles, de jolis gestes vaporeux et doux à la muleta face à son premier, faible mais très noble, un toreo de ceinture, souple, fluide et enveloppant. Sans peser jamais : c’est son problème. Saludos et un peu d’eau à la bouche après cette première faena, jolie mais peu significative.  Echec sur l’incommode second, à la charge brutale, qu’une lidia très désordonnée durant le deuxième tiers n’a pas amélioré. On sentait dès les doblones d’entame, dessinés mais sans dominio, que l’affaire était mal engagée. Elle sera mal conclue et le public sans charité sifflera le gentil Miguel.

Manuel Escribano m’inspire un scepticisme dont je ne parviens pas à me défaire. Un triomphe à Séville il y a deux ans face aux Miuras lui a assuré un cartel durable dont je ne devine guère le motif, et je ne peux m’empêcher de songer, l’ayant vu depuis lors maintes fois, à ces personnages de dessins animés qui courent au dessus du vide une fois le bord de la falaise franchi,  ne s’avisant qu’avec retard que le sol s’est depuis longtemps dérobé sous leurs pieds. Alors, brutalement ils sombrent. Evidemment je ne lui souhaite rien de tel et le sorteo du jour, qui lui a été peu favorable, ne permet pas de confirmer une telle impression. Varié à la cape mais s’exposant inutilement face à son premier, peu prévisible et aux retours assassins, il assurera le tercio de banderilles avec une deuxième paire phénoménale, commencée assis à l’estribo, plantée al quiebro et de laquelle il se dégage en un por dentro millimétré à la barrière. N’a rien pu faire ensuite à la muleta. Un quite travaillé sur le suivant en gaoneras par farol, plus méritoire qu’inspiré et, à la muleta,  une série de la  gauche avant de se faire manger  par un adversaire à la fois faible et incommode, ce qui est évidemment une double peine pour le torero. Saludos.

Paco Urena a des allures de long jeune homme mince en dépit de ses 32 ans, mais ce qui étonne le plus c’est sa démarche lente dans le ruedo. Chez les toreros, il y a plusieurs sortes de démarches lentes. Il y a celle, affectée ou solennelle, des pleins de soi, de ceux qui ne doutent de rien et surtout pas d’eux-mêmes, qui aiment se laisser voir en majesté, suivez mon regard. Ce n’est pas celle d’Urena. La sienne, c’est plutôt la discrétion du timide, de qui ne veut pas gêner, qui entre dans le ruedo à petits pas de crainte d’importuner ou de n’y avoir pas sa place. Une précaution d’indécis, qui va lentement pour s’interdire de reculer ou de fuir. Curro Romero, toujours singulier, mêlait ces deux types de lenteur ; voilà pourquoi il nous rendait fou. Paco Urena, lui, nous émeut. Son approche comme au ralenti de son adversaire paraît dictée par le poids d’une nécessité intérieure qui pèse et dont il ne peut se défaire. Vraiment l’inverse de l’affectation ou de l’arrogance. Comme un doute qu’il ne parviendrait pas à chasser. La retenue craintive d’un enfant traversant la forêt la nuit.

Son premier combat sur le très noble troisième m’a laissé sur ma faim et je n’étais pas loin de le juger « pégapasse ». Il cite de loin, le toro s’engouffre avide de muleta, mais alors il ne sait plus qu’en faire. La série suivante est plus réussie, l’allonge du bras  parfaite mais le tout lointain. Les manoletinas finales sont précautionneuses et sans émotion. Au fond, je le trouvais très en dessous de son bel adversaire, en dépit d’une série de naturelles très bellement dessinées, à distance mais pures qui devaient annoncer la suite.

La sixième, en effet, lui offrira le triomphe. Urena l’embarque dès la cape de réception, l’obligeant vers le centre, puis le met en suerte avec sûreté pour un tercio de piques qui nous a régalés. Ce toro est de perfection et Paco Urena, d’emblée dans le sitio et à juste distance, va lui servir une faena limpide et pure, très dessinée, qu’enluminent quelques passes la main très basse avant de se relâcher dans trois séries de derechazos amples et rythmées, mais surtout trois séries de la main gauche avec un poignet inouï. Il y a dans son toreo quelque chose de soigné et de délicat, beaucoup de fluidité, une étonnante sobriété. Ses naturelles le sont tant qu’elles en paraissent transparentes. Paco termine par trois passes à l’envers, la dernière liée à un tres en uno beaucoup plus centré et par une trinchera vaporeuse. Le timide crie alors sa rage d’avoir triomphé dans un desplante, chez lui inattendu, un genou en terre.

Une demi-épée un peu lointaine mais efficace fait tomber les deux oreilles que le torero durant sa vuelta tiendra sur le cœur comme s’il redoutait qu’on les lui vole en s’excusant auprès des solliciteurs, d’un petit mouvement de tête à l’indienne par lequel les hindous disent « oui » quand les autres comprennent « non », de ne pas pouvoir les leur offrir. Au salut final, au centre du ruedo, il  les tient si fort dans ses poings fermés qu’on a l’impression qu’il s’y accroche. On le devine les larmes plein les yeux, et avant de sortir en triomphe par la Grande Porte il embrasse tout ce que le callejon compte de visages.

Oui, vraiment, une très jolie corrida entretenida et, pour moi, la découverte d’un torero inédit que je suis impatient de revoir. Ce sera à Madrid (Inch Allah !) le 30 mai à côté d’Abellan.

NB/ Nous devons peut-être au président de la course, Rémy Varbedian, le triomphe du jour, pour avoir refusé, au tercio de piques, le changement sollicité par Paco Urena après la deuxième, en en exigeant une dernière, peut-être décisive.