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Nîmes, féria des Vendanges 2013

par Sep 18, 2013Corrida 2013

Jeudi 12 septembre- Finito de Cordoba, David Mora, Daniel Luque/ Fuente Ymbro

Les Fuente Ymbro ont la jaunisse ! C’est le diagnostic d’une année de peu où cet élevage estimé par les aficionados pour sa mobilité, son fond de caste et sa bravoure a déçu presque partout. L’éleveur aurait fait pratiquer des analyses et se prévaut des résultats en gage d’honorabilité : la race n’est pas en cause ; le problème tient à l’alimentation : un grain, mauvais pour le foie !

La jaunisse rend les Fuente Ymbro mélancoliques, même ceux du jour, en dépit d’une présentation irréprochable : les 2, 5 et 6 très armés et muy astifinos. Mais la plupart sans race, prenant mal la pique, distraits, rechignant au combat et profondément abattus au troisième tiers.

Deux d’entre eux échappaient cependant à l’épidémie, le lot de David Mora.

David Mora a un physique et une gueule. Haute silhouette, profil et sourire hollywoodiens, cheveux dans le cou ramassés à la gitane, cuisses d’acier ; ce torero a l’allure d’un Dominguin.

Son premier adversaire est ramassé, vif et armé ; il pousse à la pique en se défendant, et le piquero est exceptionnellement sûr – toro parfaitement tenu et geste propre. A la muleta, une vivacité et une allegria dans la charge que l’on ne voit plus guère : la codicia, la vraie, l’envie de charger, d’y revenir, une noblesse gorgée de caste et d’un brin, non pas de genio mais du désir de ne pas s’en laisser conter.

David Mora, très décidé dès les passes de réception puis lors du quite par gaoneras serrées, entame la faena par doblones  et temple dès la deuxième passe, toute de féroce lenteur. Le torero s’éloigne pour citer de trente mètres, le toro charge avec fougue, se trouve embarqué par derechazos, le tout -l’homme et le toro- de beaucoup d’allure. Mais ce grand toro de muleta a besoin d’être davantage tenu et dominé et Mora, tout à son numéro de charme, en oublie les fondamentaux. Avisé à la série suivante, le torero est débordé à droite et se trouve privé du dernier mot. Même histoire sur la gauche. Mora le reprend à droite, mais le toro est toujours le plus fort. Epée entière, un peu en arrière et caidita, d’effet rapide. Une oreille et dépouille du toro – sans doute le meilleur de la feria qui ne vient pourtant que de commencer- très applaudie.

Le cinquième, haut sur pattes, long, astifino, est le plus brave du lot, mais ce toro est distraido, moins joueur à la muleta et finit tardo. Tardo mais non sans présence dans la passe quand Mora veut bien le citer convenablement. Première moitié de faena impeccable, en statuaires serrées, passes longues et templées, le torero croisé, très sûr, les jambes en compas. Mais un désarmé à gauche fait  baisser le niveau et la faena se termine par un toreo à la voix dans un silence consterné. L’épée en main, Mora reprend la gauche en hurlant et en hurlant se jette sur son adversaire. Le toro tombe, l’oreille aussi.

Luque a fait ce qu’il a pu, qui est beaucoup, face au pire sorteo qui soit. Rien à retenir de son premier faible et soso. Sur le dernier, le plus armé du lot, applaudi à sa sortie en piste, il sert en entame des véroniques très pures, le genou ployé ; à la muleta, il prend d’emblée la main gauche mais s’aperçoit que le toro est sans pile, alors il aguante avec courage entre les cornes dans un numéro de porfia qu’on ne peut lui reprocher.

Finito, dans un bel habit étain et dragée, n’a pas voulu voir son premier, qu’il a fait étourdir à la pique, ni se monter à son second, sauf une passe de la firma pleine de toreria où ce brusque dérobé de muleta était comme la métaphore de son toreo.

Sortie à hombros de David Mora souriant aux gradins, peu garnis et déjà dépeuplés. On songeait à la phrase d’Alexandre Dumas dans son « Voyage dans le Midi de la France » à propos des arènes  de Nîmes « un squelette de géant ». Voilà, c’était tout à fait cela : une vuelta maigrelette autour d’un squelette de géant.

Vendredi 13 septembre- Juli, Manzanares, Perera, Talavante, Fortes, Juan Leal/ mesclun d’élevages

La plupart des aficionados, sortis accablés de la course du jour, vous diront sans doute que ces six exemplaires issus d’un même sang ont répandu l’ennui et qu’il ne pouvait en être autrement. J’ai partagé l’ennui général, mais les toros ont bon dos…

Car enfin s’ils étaient tous mansos à des degrés divers et faibles à ne pas supporter des piques de verdad, ils étaient tous plus mobiles qu’à l’accoutumée et, précision digne d’intérêt,  plus armés que ceux ordinairement choisis par l’empresa. En tout cas, les quatre premiers combattus respectivement par Juli, Manzanares, Perera et Talavante. C’est sans doute que ces toreros punteros se font une idée de la respectabilité d’une plaza de première catégorie moins piètre que celle de l’empresa.

Festival donc, puisque chaque torero était venu avec son toro, mais festival sans âme, sans joie et sans competencia, que le public du jour n’aura rien fait pour animer.

Juli, face à un très noble et soso Daniel Ruiz a fait le job. Sans intérêt et rien pour le souvenir sauf peut-être une demie interminable après des chicuelinas sans façon, les doblones très appuyés de l’entame de faena et un changement de main savoureux. Pour le reste, un toreo télescopique, le corps penché et quelques fois cassé en deux pour allonger encore la charge. Julipie, une oreille.

Manzanares, dans un bel habit sang aux parements noirs, a du affronter un Juan Pedro Domecq aussi noble que manso. Il l’a fait avec grande intelligence en début de faena en donnant de l’air à son adversaire, cité de loin et tenu à distance dans la muleta. Le bicho paraissait aspiré dans un champ magnétique. Las, la magnitude était telle qu’il s’enfuît à la barrière, et le torero itou, sans souci de le retenir dans les plis de sa muleta. Pour un festival en telle compagnie, José Maria nous fît soudain songer à la nonchalance de son père…

Le Jandilla de Perera, fuyant, charge courte et refusant d’humilier dans la cape, fit craindre le pire. Refusant les piques  sauf la troisième où il s’est soudain enflammé, il a assuré un très bon tercio de banderilles grâce au peonage qui lui a redonné confiance en provoquant sa course sur la plus longue distance. Et c’est un toro largement amélioré par la lidia qui s’est présenté dans la muleta d’un Perera au mieux de sa forme et que je n’avais plus vu ainsi depuis longtemps. Passes pieds joints de grande allure, derechazos longs et templés, rythme, variété des enchaînements (tres en uno, passe du cambio en milieu de série) avant d’ojediser de belle manière en s’imposant dans le terrain du toro. Epée parfaite qui soulève le gradin d’enthousiasme mais hélas, trois descabellos qui nous privent de trophée(s ?). Vuelta très fêtée, la corrida est lancée !

Hélas pour la suite, Nîmes et Talavante ne s’accordent guère. Le torero qu’un sombre habit nuit et charbon rend plus livide encore qu’à l’habitude doit combattre un Zalduendo manso, qui se retourne très vite et joue méchamment de la corne. La lidia est, il est vrai, inexistante tant à la pique qu’aux banderilles, mais les doblones d’entame sont très valeureux et après une modeste série de la droite, Talavante nous offre sa main gauche pour toréer, tenir, guider et apaiser cette corne qui menace. Il y parvient en deux séries où il fait face et front dans un silence sépulcral, indifférent et glacé. Moche, très moche, l’arène à cet instant ! Talavante le sait : c’est ici l’accueil qu’on lui réserve ordinairement. Alors, sans souci de convaincre davantage, il abrège. Enfin il souhaite abréger en s’emparant de l’épée de mort. Et c’est la déroute. Quatre vaines tentatives, après je ne sais plus… Nîmes ne doit pas aimer les habits nuit et charbon. Elle préfère sans doute les lumières.

Jimenez Fortes est un torero de Malaga, d’un courage extrême, qui manque de recours et d’astuce. Long adolescent ingrat, il a pour l’heure une tauromachie d’affamé, tremendiste et sacrificielle récompensée par les publics qui attendent d’un torero qu’il s’expose. Il se croise – c’est le premier de la course à vraiment le faire- et ne redoute pas d’aller sur le terrain du toro d’où il est systématiquement chassé après avoir lié trois passes. Il y revient à nouveau, se passe le toro ( El Pilar, faible mais incommode) à la ceinture, recule de trois pas, s’obstine, cherche vainement les applaudissements, trousse pour finir des bernadinas aléatoires mais tue comme un brave, toujours engagé et cette fois-ci efficace. Olé torero !

Juan Leal, le seul Français du jour, chaleureusement accueilli par palmitas, offre la mort de son toro à ses illustres compagnons de cartels dans une jolie scène où tous les costumes brillent sous le soleil sauf celui de Talavante, qui tarde, encore boudeur, à rejoindre le groupe. Début de faena très alluré face à un exemplaire de El Tajo, la ganaderia de Joselito, manso à la charge courte, qui se retourne en donnant de la tête. On voit l’ami Rudy, le chef de la banda de musica, se préparer mais Juan, qui ne manque pas de cœur, a le bras court. Festival d’enganchones.

Cette corrida, organisée par l’union des toreros espagnols au profit de l’association qu’ils animent, est un peu le « Gala des artistes »  de la tauromachie. Mais les vedettes qui participent au « Gala des artistes » nous épatent et se grandissent par le don de soi. C’est peut être cela qui nous accablait à la sortie, plus que la mansedubre des toros,  la médiocrité du don de soi de quelques éminentes figures du G10, quand elles sont appelées à toréer pour les autres. Perera excepté.

Samedi 14 septembre 2013- Juli, Manzanares/ Garcigrande moins deux.

 Le métier et la grâce ( à l’ami Cédric R.)

Juli a du métier, beaucoup de métier. Enfant prodige de la tauromachie, on le croirait né avec la science du toro. Il sait mieux que quiconque rectifier leur charge, la réduire, la canaliser, l’allonger, la raccourcir, l’entretenir ou la dominer, selon le cas, en mettant tous les toros qu’il veut bien affronter à sa main. Le toro pour lui ? Un problème à résoudre ! Et il est rare qu’il rende copie blanche. Mais tout à sa mécanique taurine, Juli paraît souvent n’avoir d’autre projet que la démonstration de sa propre technique. C’est un maître du profane, étranger au mystère du toreo ; il peut inventer ou grandir un toro mais pense alors en avoir terminé ! Professionnel, réaliste, régulier, assuré de l’estime de tous et de l’admiration de quelques uns – les aficionados qui aiment « en avoir pour leur argent »-, il néglige désormais de plus en plus fréquemment ce à quoi il n’a jamais été très sensible : la profondeur,  le surgissement de l’inattendu, l’inspiration, la recherche de ce qui en tauromachie est plus grand que soi.

Sa première faena du jour, sur un Domingo Hernandez lourd et manso qui s’améliore sous la seconde pique et lors du tercio de banderilles, fut parfaite : sitio, distance, cadence. Rien à jeter sinon une série de naturelles le corps cassé en deux, la muleta à bout de bras, d’un très vilain effet, avant la porfia finale, le torero dans les cornes. Epée portée avec plus d’engagement qu’à l’accoutumée. Mais le tout transmet  peu. Une oreille. (Sans mes notes je  ne me souviens que des chicuelinas de macho servies les jambes en compas, d’un bel impact).

Le Daniel Ruiz suivant manque de trapio en dépit des 537 kilos affichés. Très mobile, se défendant de la tête (très bien piqué) puis distrait, à la charge de plus en plus courte, se chargeant de genio. Juli fait face en le citant deux fois de loin, jambes écartées, avant de l’enfermer dans un terrain où il s’occupe des cornes chercheuses. Non sans valeur mais sans dominer.

Le troisième est un Garcigrande de 551 kgs. Juli a fait son métier, en mettant le toro à sa main après une longue faena allant a mas, où il n’a commencé à se centrer, porté par la musique, qu’à la septième série, réduisant alors le terrain et enluminant son trasteo d’un changement de main dans le dos, de grande aisance, et de deux très beaux molinetes bas, le tout hélas en hurlant. Oreille.

Juli a grand besoin d’être aimé des puissants, il a offert son premier combat au père de son compagnon de cartel, le suivant à Simon Casas, le dernier à nous tous mais il est sorti, certes fort applaudi,  par la porte des modestes.

Manzanares, lui, est un prince ! Un physique de conte de fée, si réussi qu’il paraît vaguement imaginaire, et une planta torera qui le laisse sans rival dans ce registre. C’est souvent très injuste mais c’est ainsi, quelques élus sont portés par la grâce, même dans le ruedo et face à un toro. José Maria est de ceux-là. Fils de torero, affectionné à Séville depuis ses débuts, il a réussi à bleuir davantage encore une lignée au sang bleu. Cette prouesse lui a épargné toutes les médisances qui affectent ordinairement les fils d’archevêque. Et aimable avec ça, paraissant gentil garçon et bon camarade. Sa saison n’a pas été fameuse ? Les aficionados, un peu déçus, en ont été chagrins plus que féroces. On l’épargne, comme une mère bienveillante son cadet. Peut-être maudit-il cette indulgence diffuse dont il n’arrive pas à se défaire et qui le marginalise dans le champ taurin. On le devine quelquefois malheureux et solitaire comme un enfant au piquet, mais un piquet inversé où l’on isolerait les chouchous, les collectionneurs de bons points, les gosses trop bien élevés, les fils charmants… les « boloss » étrangers à la classe.

Il s’est aujourd’hui vengé d’un tel sort et on l’a senti fendre l’armure, mais à sa manière élégante et raffinée. Pleine de distinction. Prince au sang bleu.

Son premier Gracigrande est un toro de 564 kilos, haut sur pattes, long, armé, qui a poussé sur la seconde pique et bousculé Juan José Trujillo. Il l’entreprend par passes par le bas précautionneuses avant des séries de derechazos amples et templés, des naturelles de moindre impact, puis les plus belles séries de la main droite, la main basse, très basse, attendant que le solo de trompette se termine pour citer à nouveau. Le tout très lent, très suave, d’une grande élégance. Des manoletinas pour finir, où José Maria provoque la charge d’un tremblé d’étoffe  quasi-imperceptible. Ce frisson de muleta qui commande à la bête est superbe ! Et puis il y a la mort, le torero face à son toro s’apprêtant à un recibir : le toro bronche, le torero ne bouge pas d’un pouce et cette maîtrise de soi, cet aguante, cette impavidité, cette science qui lui enseigne que ce mouvement de la bête n’est pas le bon, qu’il n’y a lieu ni de se lancer ni de rectifier sa position sont d’un souverain. Le temps est suspendu sur des rumeurs de foule. Le silence se fait. José Maria parle à son toro, doucement, sans forcer, sans gronder et le cite soudain d’un mouvement d’étoffe. Le toro s’élance, l’épée est parfaite, entière et en place. Alors dans un face à face avec ce toro qui se meurt, Manzanares se tend, se déploie, gorgé d’une énergie pure, guerrière et victorieuse. « Tombe ! Moi j’ai accompli mon œuvre ». Le toro s’effondre d’un bloc, sans appel ni puntilla. Cette dépouille de la bête aux pieds du torero triomphant, c’est à cet instant Achille face aux Troyens. Deux oreilles et une vuelta de feu dans un amphithéâtre en ébullition.

Son deuxième adversaire (Garcigrande), un beau castano en verdugo  à large berceau, vif, de beaucoup de présence, chassant dans la cape,  posant difficulté durant le tercio de banderilles, se confirme dangereux à la faena, se retournant à mi-passe. Manzanares le torée essentiellement de main gauche, par passes de combattant, rapides, longues, efficaces. C’est un toro manso plein de genio qu’il faut prendre par le bas, la muleta sous le mufle. Manzanares le sait mais ne le fait pas toujours. Série de la droite plus difficile encore, le toro ne cessant de s’aviser. Mete y saca, puis demi-épée.

Mais c’est le final qui nous réserve la grâce, en offrant un toro de classe à ce Raphaël du toreo : un toro sortant vif, aux armures commodes, d’une grande noblesse, s’engageant avec codicia dans la cape que José Maria, à genoux, déploie par trois fois au dessus de sa tête près des barrières, tentant de lier la passe à des delanteras en parones. Trois largas limpides, d’un dessin parfait, la cape sans une ride et les delanteras de la fin de séquence, données pieds joints, d’une lenteur et d’un temple qui aimantent le toro au tissu, avant de s’évaporer en une larga interminable, comme une caresse suspendue. Tercio de piques impeccable : allant du toro, sûreté du piquero. Banderilles rapides. José Maria dédie alors son combat à Cédric, assis en barrera. Quelques mots et une montera. «Je te la confie, à tout à l’heure ». Pour le torero, un geste d’élection, la consécration publique d’une amitié. Pour le dédicataire, au-delà de l’honneur, une émotion que l’on imagine ballottée de sentiments mêlés, entre attente insupportable et embarras testamentaire, les souvenirs qui défilent et tous ces regards sur soi. Cette montera qui change de main, de ruedo à tendido, est brûlante comme le bâton-témoin dans une course relais : elle vous transfère l’alea et le risque. Vous condamne à l’aguante. Putain, que ce doit être bon !

Mais l’ami Cédric n’aura pas eu trop de souci à se faire ! Dès les passes d’entame, le bras nonchalant à la talanquera, deux par le haut, liées à une trincherilla savoureuse, le ton était donné. Lenteur, fluidité, corps relâché, main basse, la passe au plus près du corps, tout n’était que douceur et harmonie. Une fresque de Raphaël, je vous dis ! Des séries courtes pour ménager le partenaire, trois passes et remate, qui nous suspendent à la suite, loin la mécanique huilée, belle mais sans âme, des jours ordinaires. Le torero s’éloigne, s’apprête, regarde son toro, ne le quitte pas des yeux, et ce toro le suit de loin. Ces respirations dans la faena ne sont pas des pauses ou des ruptures, ce sont des promesses de recommencement. Et quand le toro est cité à nouveau, chargé d’une énergie nouvelle, il se laisse leurrer dans une passe de las flores – ah cette passe par Manzanares ! – grandir par un changement de main par devant, libérer par un pecho de ceinture interminable, où la sortie est à peine donnée tant il est peu question de se séparer. La lenteur de la passe face un animal de 500 kilos doté de cornes est toujours un miracle et ce miracle est à peine supportable pour l’esprit, tant il suppose de mental, de puissance, de maîtrise de soi. L’esthétique de la lenteur dans le toreo puro tire sa force inouïe de son invraisemblance même, de son impossibilité rationnelle. Alors, soudain on disjoncte, on se lève, on applaudit cette lenteur virile, on crie « Toreo ! Torero ! », on ne sait plus. Et le torero est si serein, si sûr de son toro et de son toreo, le corps déployé, la ceinture relâchée, le bras contraire à l’horizontale comme s’il souhaitait se laisser emporter lui-même au rythme qu’il imprime au toro, qu’on songe à l’étreinte d’une nuit sans fin où l’on entendrait le torero chuchoter à sa bête «  N’aies pas peur, laisse toi caresser». Puisant dans sa douceur même et ses gestes attentionnés, puissance et volupté. C’est fini, ne me souviens plus comment, peu importe. Deux oreilles et la queue, amphithéâtre commotionné, vuelta de feu pour Jupiter salué par une nuée de panamas jetés d’enthousiasme sur la piste. José Maria embrasse une petite fille qui s’avance sur le ruedo à pas menus pour lui tendre une fleur, arrache quelques passementeries à son habit de lumière et les lui offre. Sortie par la Porte des Consuls. Et l’ami Cédric au paradis !

Dimanche matin, 15 septembre- Ponce, Castella, Perera/ Zalduendo

Toros sortis faibles, sans présence, sans mobilité, sans caste et cahotant. Rien à reprocher aux hommes mais rien à retenir, sinon une épée splendide de Perera sur le troisième, le quite du même sur le toro de Castella par passes de delante por detras, gaoneras serrées et larga à hurler et une faenita de Castella, niaisement récompensée de deux oreilles, où le torero a servi de très belles naturelles.

A la sortie, les trois toreros applaudis, la présidence et l’élevage copieusement conspués.

Dimanche après-midi, 15 septembre- mano a mano Robleno, Castano/ Miuras

Demie entrée pour demie Miurada et grosse déception durant la première heure à voir ces Miuras, bien présentés, longs et armés, la robe en six nuances de gris, fléchir, tomber, s’effondrer sans que la présidence ne songe à les changer en dépit des protestations du public. Elle a d’ailleurs été avisée, il n’y avait pas suffisamment de toros de réserve ! La corrida ne commence donc vraiment qu’au quatrième, toro de Castano.

Castano, désormais, torée en troupe, comme sur les planches les grands comédiens de jadis. Il y a les piqueros, bien sûr, Tito Sandoval au premier chef, la star des picadores, monture agile, cites de loin, pique orthodoxe, ajustée, puissante et brève. Il y a l’immense David Adalid, long et maigre, tout en nez, dans un costume de plata qui étrique sa silhouette. Manifestant une envie d’affamé aux banderilles, il s’élance, bondit, plante et feinte. Diabolique, et fulgurant. Un djinn sorti d’une lampe magique ! Et depuis un an, Fernando Sanchez Martin, physique avantageux, rouflaquettes-siècle d’Or, allure affectée, qui compose la figure quand il cite, lève les bras dans un léger déhanché plein de toreria puis marche vers le toro à petits pas, les banderilles à bout de bras le long du corps, comme le faisait Montoliu, avant de se jeter avec décision entre les cornes, de s’en extraire avec grâce et de reprendre sa marche vers les barrières comme si de rien n’était. C’est alors qu’il s’immobilise dans un desplante plein de soi. Le tout très mis en scène, un peu maniéré,  irrésistible.

Cela commence à agacer les grincheux qui grincent. « Le maestro est le maestro et un peon un peon, chacun doit rester à sa place, les lumières n’ont pas à être partagées ! » Dieu que les grincheux se privent ! Moi, j’adore cette nuit du 4 août de la toreria, l’émotion taurine à chaque tercio, ce maestro valeureux et modeste et ces peones étincellants. Je m’en régale et j’aime, par-dessus tout, que Castano, tout sauf ombrageux, ait choisi de toréer ainsi, en troupe. Et cette troupe est un phénomène. Au fond, les grincheux n’aiment pas les phénomènes et détestent être bousculés.

Sur ce quatrième de 549 kilos, le toro vient très fort aux piques – de cinquante mètres à la seconde- et pousse comme un possédé. Tercio de banderilles illuminé par les petits pas de Sanchez, à l’allure arrogante, et le por dentro d’Adalid, à la troisième paire. Musica ! Faena correcte de Castano, un peu lointain cependant, qui torée mais ne met pas toujours la muleta sous le mufle comme il le faudrait et se dissipe en pechos enchaînés puis luquesinas qui font baisser la faena. Pinchazo, puis entière, le torero très engagé.

Le combat, le vrai, sera celui de Robleno sur le suivant, un tio de 615 kilos de beaucoup de présence, manso con caste y genio, toro à cinq piques, toro de grand danger qui, dans la muleta, bondit en direction du visage de l’homme. Le combat de ce torero de petite taille face à un adversaire immense, tout de vicieuse présence, c’est David et Goliath ! Haché, haletant, incertain, insupportable, oppressant, avec ses menaces et ses retournements, ses voies de fait perfides, ses frayeurs grandioses, ses gouttes de sueur glacée dans le col. Le torero ne lâche rien, retourne sans cesse affronter le danger, se laisse menacer mais ne recule pas. Le tout âpre et grandiose, gorgé de rage, débordant d’hombria. Epée, descabello, oreille immédiate, fêtée gravement par un public debout, toujours sous tension, vidé de tout, bruissant encore de mille rumeurs capiteuses et amères.

Le dernier est de la même eau, 630 kilos, cité quatre fois par Tito Sandoval, plus majestueux que jamais, les deux dernières sous la présidence, le toro à 50 mètres puis aux trois quarts d’arène. Musica !

Adalid et Sanchez s’apprêtent à banderiller sous un déluge d’applaudissements qui provoque Rudy, lequel, n’y tenant plus, fait jouer la musique. « Olé Maestro ! » Paire énorme d’exposition du djinn Adalid dont on ne comprend pas comment il a pu se dégager des cornes. Le toro le suit, Manolo Sanchez vient au quite à cuerpo limpio, les deux hommes se jouent du toro et le fixent au centre de la piste. Débordement de toreria encore avec Sanchez, démarche lente et chaloupée, s’approchant du toro avec arrogance, bras le long du corps, du genre « Tu vois ? c’est comme si j’allais faire mes courses à Monoprix ». Il s’élance au dernier moment, plante et se dégage. Adalid le rejoint, Castano s’avance et les trois hommes, disposés en cercle autour de la bête, bras tendu vers elle, l’immobilisent. Ce moment de camaraderie, de toreria partagée, est de magie pure. Exaltés, nous en voulons encore et Adalid veut nous en donner, qui s’apprête pour un quiebro près de la barrera dans un tumulte de musique et d’applaudissements. Mais le toro s’élance avant d’être cité, prend Adalid de plein fouet et le torchonne à la barrière. Je ne vois rien mais j’entends les cris de la foule en face, effrayants et interminables. Blessé au mollet de deux cornadas. Tout le monde vient au quite éloigner le toro de sa proie, on relève Adalid, je le vois debout maintenant. Ce ne doit pas être très grave. Mais le voila, mollet en sang, qui s’empare avec colère d’une nouvelle paire de banderilles des mains d’un sot qui les lui tend, voulant y retourner, désireux de se laver de l’échec. Sanchez et Castano se précipitent, tentent de le retenir jusqu’au centre de la piste. Il se débat et les chasse comme des mouches « Non, Non, je veux y aller, barrez-vous, laissez-moi faire ». Tout se passe très vite. Depuis les gradins, médusés, on hurle «  Non !!! » à l’orgueil blessé tout en applaudissant le courage. On ne voit que lui, défait de ses compagnons, qui, soudain immense, prend toute la place, seul en piste avec le toro. Lui et ce sang qui coule sur son bas rose. Il s’apprête, s’élance, mais le toro est le plus vif qui le prend entre les cornes, le soulève comme fétu de paille, le balance d’un coup de tête, et ce corps, qui paraît si léger dans les airs, retombe à terre, lourd et inerte. Ses compagnons accourent, on parvient à éloigner le toro qui le piétine. Ce corps allongé, pris dans un habit de lumières, long, fluet et immobile, fait songer à des restes indistincts de mante religieuse, élytres brisées dans des complications de pattes. On le soulève, mon Dieu que le paquet a l’air fragile, pour le transporter en courant mais non sans délicatesse à l’infirmerie. Et ces précautions donnent à ce transport des allures de linceul.

Pour moi, la corrida est finie. Rideau ! Je pense à Castano qui doit encore affronter son adversaire, sans rien savoir de l’état de son frère d’armes, si loin à cet instant. Je pense à lui mais ne le vois pas.

Ne veux rien savoir de ce que disent les grincheux qui ont aussitôt cherché un coupable ! Ne veux pas débattre de « c’est la faute à qui ? ». On n’a certes plus beaucoup l’habitude de tenir la corrida pour héroïque et tragique… Mais je fusillerais sans sommation et avec grand plaisir tous ceux qui médisent de cette troupe torera, de si grande allure, petite bande de durs à soi, fiers et exigeants, qui se régalent dans l’arène et ne s’en cachent pas. S’y grandissent et portent haut la toreria, matador, piqueros, banderilleros, ensemble. Insoucieux de la fadeur des temps.

NB/ Adalid n’a finalement été blessé qu’au mollet, outre les commotions diverses sous le poids du toro. Hospitalisé un jour et demi à Nîmes, il a quitté la France pour Madrid. A fait savoir aussitôt qu’il était impatient de retourner dans les ruedos !