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Manzanares à Séville, pas si seul contre six (13 avril 2013)

par Avr 15, 2013Corrida 2013

Décider d’un « seul contre six », c’est, pour un torero, « vouloir se mettre la pression » comme disent les jeunes. Alors, quand on sait celle d’une après-midi ordinaire où l’on n’en combat que deux, on se dit que quelque chose ne va pas… Affronter six toros est défi physique, psychologique, technique et artistique ; le pari déraisonnable, vaniteux ou désespéré, d’un torero qui cherche à convaincre  de son cartel ou à éviter une dépréciation qui menace.

La corrida ayant peu de choses en commun avec le récital d’un soliste, généralement épargné de la présence à ses côtés d’une bête à cornes de 500 kilos, une encerrona est toujours aléatoire et le spectacle fréquemment décevant. Sauf pour les proches et le cercle étroit des admirateurs-quoiqu’il-en-coûte, qui partagent,  non sans sincérité mais à bon compte, l’attente et les tourments  de « leur » vedette, comme si leur honneur ou leur vista en dépendaient.

Pour tous les autres, c’est une affaire entendue : un alarmant symptôme de lassitude taurine qui s’invente un événement  hors-série pour relancer les
passions éteintes. Et c’est depuis deux ans une véritable épidémie, d’autant plus fâcheuse que la présomption du torero finit par déteindre sur les aficionados qui, oublieux des impondérables, du toro qui sort et de ce qu’enseigne la lidia, se transforment en notateurs fiévreux, champions de la
statistique et prompts aux jugements sans appel. Ce n’est plus la corrida, c’est la Star Ac’.

Alors, cela donne  aujourd’hui, dans la presse du matin, « Manzanares, in extremis » ou pire encore dans « El Pais »  un cruel et imbécile « Le prince
détrôné
 », qui vise sans doute davantage la maison royale que la corrida du jour ; il y a, hélas, des Demorand partout !

Il est vrai qu’en cinq toros, on a à peine entendu la musique et qu’hormis les saludos sur les deux premiers, un silencio consterné a ponctué les trois combats suivants. La journée était pourtant splendide, ensoleillée et saturée de fleurs d’orangers,  la ville dansait la sévillane dans la rue et José Maria plus élégant que jamais a traversé le ruedo dans un habit bleu azur et or ; les Sévillans disent purisima y oro. Cayetana, la duchesse d’Albe, assistait à l’événement, depuis la loge des Maestrantes ; nous, au soleil, on avait chaud mais on était ravi d’être là.

Petite faena devant le Cuvillo, petit toro de Séville qui s’éteint doucement mais avait été bellement toréé à la cape, véroniques de réception vaporeuses et templées, quite por chiculinas où le torero  s’enveloppe de tissu sans bouger, le geste bas, la bête aimantée aux mouvements de percale lentement  décomposés, et c’était beau.

Faena plus sérieuse sur le Domingo Hernandez, lourd comme un buffle ( 579kgs), qui sert mais n’est pas aussi commode qu’on vous le dira – le tercio de banderilles l’atteste, compliqué en dépit du brio de la cuadrilla. Entame par passes par le bas, un genou à terre, pleine de dominio et d’aguante : le
toro s’avise entre deux passes, Manza ne bouge pas. Longs derechazos lents, pechos de la casa, belle trinchera, le tout est élégant, mais est-ce le désarmé ? le chef de la banda de musica qui refuse de jouer ? un manque de domination qui se paye à la mort (le toro est lent à fixer) ? Les saludos sont de réconfort.

L’échec sur le Victorino, très beau, très armé, très gris et très applaudi, n’a évidement rien arrangé. Ce toro nous aura offert le plus beau moment taurin de l’après-midi, mais ce moment fut celui des subalternes et de l’immense  Juan José Trujillo aux banderilles qui a fait retentir la musique, le public l’ovationnant debout d’enthousiasme. José Maria a tendu la muleta, le toro le regardait, il a servi deux naturelles et un beau pecho mais un désarmé a signé, dès la deuxième série, la fin de ce toreo sans recours face au danger et aux retours vicieux du toro en fin de passe. Seule la vanité du torero à se confronter à ce type d’élevage, pour lui inaccoutumé, a  survécu à ce combat. Echec, désillusion et tristesse.

A partir de cet instant, les choses allèrent en se délitant. Le quatrième (El Pilar) est un invalide, le cinquième (Cortes) est changé, un Juan Pedro le remplace mais dès le remate de réception par larga basse, José Maria se fait encore désarmer. A la faena, la musique joue un peu -merveilleuses castagnettes- mais l’affaire est sans joie, le toro récalcitrant, la charge de plus en plus courte et la musique interrompue avant la fin. L’épée sera belle mais après pinchazo. Silencio encore.

Mais  l’aficion reprit le dessus.

Les areneros balayaient la piste comme on chasse les souvenirs. Manzanares, dos à la barrière, la cape à ses pieds, faisait
mille signes de croix pour conjurer le sort, le regard dans le vide comme qui doute de sa foi. C’est alors que la Maestranza le prit dans ses bras tel un
enfant qu’on réconforte, et applaudit, applaudit de tout son cœur, de toute son âme, de tous ses chagrins tus et de toute son aficion,  comme on applaudit
la Vierge quand elle sort de la Macarena sur son paso fleuri d’œillets rouges, pour lui dire son affection, que l’on sait sa douleur, lui crier qu’elle est belle et qu’on a besoin d’elle encore et encore, non qu’elle serait la mère de Dieu mais parce qu’elle est souffrante et éprouvée. Manzanares, surpris, hésite à faire quelques pas pour remercier la foule d’une telle gratitude qu’il sait, ce jour, imméritée. Submergé par l’émotion d’être tant aimé, les larmes au bord des yeux, il fait quelques pas mal assurés pour saluer. Les applaudissements  alors redoublent aux cris de « Torero », « Torero », des gens se lèvent à l’ombre, au
soleil, en sol y sombra. L’affection est à son comble, partagée, transparente et on voit alors -moment de magie pure, de fusion fiévreuse des sentiments, d’impudique abandon à l’autre, de coup de foudre amoureux – la résolution prendre corps sous les assauts de la foule, la planta torera ressusciter, José Maria redevenir maestro  et le bleu de l’habit purisima. Puisant dans ce baptême de tumulte l’énergie torera qui lui faisait défaut, José Maria traverse  le ruedo d’un pas décidé, la cape sous la bras,  pour aller s’exposer à genoux devant la porte du toril à la sortie de ce dernier toro d’un après-midi trop long, en remerciement et en sacrifice.

Dans un silence de pierre, à genoux, la cape à terre maintenant déployée devant lui, le torero prie,  défait un bouton de sa chemise pour se saisir des médailles qu’il porte au cou et les embrasser une dernière fois avant l’ultime épreuve. A quelques pas, le gardien du toril, droit comme un i dans son traje corto, grave et solennel, attend que le torero ait terminé pour ouvrir la porte. Le temps est suspendu, tout est immobile sauf quelques martinets qui volent bas. Ca y est : le gardien retourne à son office, la porte s’ouvre, le sort en est jeté.

Le sort, c’est ce Juan Pedro qui s’élance à toute allure, voit ce torero à genoux et se rue sur lui, se trouve soudain distrait par cette cape rose qui s’envole au-dessus du visage de cet homme et décide de suivre le tissu en épargnant le torero. Cet homme alors se relève, court comme un possédé vers son toro, le cite à nouveau et à nouveau se met à genoux pour une autre larga afarolada, puis une autre encore, au milieu d’une exaltation de « olés »  qui accompagnent
encore deux véroniques et un remate par demie les deux genoux en terre, dont la toreria fait rugir la Maestranza. La noblesse et l’alegria du toro feront le reste, un quite por tafalleras lentes qui s’achève par une exquise cordobina, la cape repliée en demie devant soi dans un geste abandonné, puis une faena de muleta, le toro cité à distance puis fixé sur un terrain minuscule, le geste lent, templé, la main très basse, le corps relâché, le tout rythmé par des changements de main et la naturelle suave à suivre, des pechos longs comme le jour, des trincherillas vaporeuses, une ou deux passes de la firma, comme
des soupirs de plaisir.  Accomplissement d’un torero, souveraine nonchalance du geste. Le torero qui ménage son adversaire, prend son temps entre les séries et l’instant suspendu est alors entretenu par la musique, un pasodoble lumineux, éclatant, de plénitude. Et quand Manzanares  va chercher  l’épée, l’arène frappe de ses mains des palmitas comme autour d’un tablao falmenco pour saluer l’inspiration et fêter la joie d’être ensemble. Le torero retrouvé tue al recibir, l’épée est parfaite mais il faudra un descabello pour conclure.

Deux oreilles et une vuelta de feu ne tariront pas les doutes de ce « un contre six » et le torero, sourd aux cris de « otro » « otro » d’une partie du public non rassasiée, sortira à pieds par la puerta des cuadrillas.

Peu m’importe le «résultat » de ce « un contre six ». Je ne suis ni notaire ni comptable ! Je suis un simple aficionado qui a vu une arène aimer un torero dans une merveilleuse perfusion d’aficion. La Maestranza et son torero affectionné ont su, chacun, offrir à l’autre son triomphe.

C’est pour cela que j’aime Séville, miséricordieuse aux toreros.

Pour les autres, tous les autres – le torero du jour inclus-, cette réflexion du peintre Delacroix en guise de méditation :

« Le vulgaire croit que le talent doit toujours être égal à lui-même  et qu’il se lève tous les matins, reposé et rafraîchi, prêt à tirer du même magasin, toujours ouvert, toujours plein, toujours abondant, des trésors nouveaux à verser sur ceux de la veille » et de continuer ainsi «  il subit toutes les
intermittences de la disposition de l’âme, de sa gaieté ou de sa tristesse. En outre il est sujet à s’égarer dans le plein exercice de sa force ; il
s’engage souvent dans des routes trompeuses ; il lui faut beaucoup de temps pour en revenir au point d’où il était parti, et souvent il ne s’y
retrouve plus le même 
» 22 sept. 1844.