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Fin de saison : Nîmes, Madrid, et une vague sur le sable

par Sep 24, 2010Corrida 2010

Nîmes, 17 septembre 2010 – Pablo de Mendoza, El Juli, El Cid/Mesclum d’élevages et notamment Garcigrande/Domingo Hernandez

L’humeur est colère. Et hurler avec les loups serait aujourd’hui se taire. Ne rien dire de l’indignité du spectacle qui nous a été offert ce jour serait faire la part trop belle aux anti-taurins. Et il est grand temps de renforcer nos positions. Ces petits toros sans cornes et sans présence, que l’on ne tire plus au sort entre toreros, chacun venant avec les siens, comme un voyageur pressé avec son bagage à mains, pas trop loin d’un cheval susceptible d’attirer d’autres foules, tout cela n’a plus guère de sens. Surtout lorsque les toros promis au rejonsont de plus de trapio que ceux réservés à l’épée.

Cette corrida est une humiliation. Quoi ! De tels toritos, pas même anovillados, brochos, bizcos, dont aucun n’a la corne qui dépasse le frontal… Des toros que nul ne songerait à présenter à Madrid, Bilbao ou Séville mais pas plus à Valencia ou Barcelone. Qui seraient refusés à Malaga et provoqueraient l’émeute dans bien d’autres arènes espagnoles, si un tel coup contre l’aficion locale s’y fomentait. Des toros que seule la plaza d’Antequera peut-être, toute d’élégante abnégation, pourrait supporter. Eh bien, ces toros-là sont ici à Nîmes ! Et il faut imaginer El Juli, cet hiver sans doute, choisir une telle paire d’adversaires indignes, son entourage au campo se dire « Ca devrait aller pour Nîmes». Et il faut encore songer que l’empresa les a agréés et achetés. Les a-t-on cachés, lors de leur arrivée à Nîmes, comme on dissimule le produit d’un forfait ? A défaut de vétérinaires exigeants comme en Espagne, n’y a –t-il pas une commission taurine, des clubs vigilants pour sonner l’alarme ? A leur sortie dans le ruedo, il est certes trop tard, mais on siffle pour ne pas garder le silence. On siffle  parce que l’opéra se chante sans micro et que la corrida ne se joue pas sans présence du toro. Mais il est vrai qu’après Las Vegas il y a quelques mois, on promet aujourd’hui des paseos à  Abu Dhabi. Mirage de la corrida…

Les aficionados ne s’y trompent certes pas qui ne peuplent ce jour les gradins qu’aux deux tiers, en dépit de la présence annoncée du numéro un, et de José Maria Manzanares, que Le Cid substitue pour cause de blessure. Oui, l’aficion fuit à la vitesse de l’eau, et la crise économique qui laisse tant de places vides autour de nous n’en est pas la seule cause. La crise la plus décisive, ici comme ailleurs, est d’abord morale ou, disons pour être mieux compris, psychologique.

La corrida tient tout entière dans une tradition, source de joies populaires et veine inépuisable d’inspirations artistiques de tous ordres. Cette rencontre du peuple et des artistes est devenue rare parce que la grandeur, seule susceptible de la provoquer, se perd, si familière au «peuple», si plaisante aux artistes. L’âcre plaisir du danger, la passion des défis irraisonnés, la joie de vaincre : le modeste et l’artiste y trouvent chacun sa part, le premier par espérance, le second par vanité. Et cette conjonction se meurt. Il y eut l’opéra jadis, l’Eglise catholique et le Parti communiste naguère, il ne reste plus que les toros. Un art de l’attente, le plaisir des émotions collectives et un goût partagé pour les tensions addictives.

Le combat archaïque d’un homme et d’un fauve. Rien n’est moins contemporain, voilà pourquoi tout ceci est précieux. Et fragile.  Et aujourd’hui, ces combats à la carte, et cette carte si médiocre, pour ne rien dire du prix des amphis, ces places si hautes dans l’arène mais chères comme un deuxième rang à Bilbao, sapent toute espérance qu’une telle conjonction se perpétue.

Oui, nous avons assisté à une corrida hors tension, dépourvue de grandeur ; le peuple des aficonados est en train de fuir, restent encore quelques «people», toujours plus lents à percevoir la techtonique des plaques…

El Juli sur son premier Garcigrande : une pitié de faena face à une chose rousse sans cornes, efflanquée, essoufflée dès la deuxième série, naïve, et qui a l’air de trouver le temps long, plus que nous encore (saluts). Juli offre son second  à la « foule » qui applaudit mollement. Un début de faena plus que convenable mais son toro s’éteint, alors on entend le torero hurler dans un silence que le ciel bas rend cotonneux et presque artificiel. Hélant son adversaire, mais paraissant en vouloir au public de son apathie. Quelques longues naturelles vers la fin, bien dessinées, avant une passe du cambio en cours de série, de belle allure. Picotazo, entière basse et, pour une cause inexpliquée défiant toute raison, deux oreilles en récompense.

Le Cid , face à un toro de 510 kgs, aux cornes basses, mais à la charge vive à la muleta, avant de terminer avisé et avec genio, se révélera au-dessous de son adversaire, en dépit d’une main gauche retrouvée en début de fanea.  Belle entame suave sur le dernier, trinchera, changement de main, mais le toro se révèle sans gaz. La plus belle épée du cycle foudroie le «tio».

Pirataest le nom d’un cheval, celui du rejoneador Pablo Hermoso de Mendoza, un cheval blanc, comme échappé d’un rêve, ou de l’enfance. Mendoza conclut son trasteo d’un rejon qui traverse le corps de son adversaire, met pied à terre en signe de victoire près du toro qui se meurt, son cheval non loin. Soudain, ployant l’encolure dans un mouvement de cobra, Pirata se rue sur le toro et lui inflige une morsure qui l’abat sur l’instant. Cette image qui a la cruauté des documentaires animaliers pour insomniaques finit de m’achever.

Alors, rien ? Si !  Il y avait ce vieux peon, le vieux peon du Cid. Enfin, vieux, disons de mon âge ou à peine plus. Grand, de belle allure encore, les cheveux blancs, légèrement voûté, dans un habit gris perle et argent qu’il porte aussi bien qu’il porterait un costume de ville ou le traje corto des paysans. Qui court légèrement penché vers l’avant, économe de ses gestes mais attentif à tout, discret comme un majordome de maison anglaise. On le voit mais on n’y prête guère attention. Il est comme une ombre pâle dans le ruedo,un double transparent du torero qu’il sert. Voyons le, cape en mains, dans une brega sûre, face au toro qu’il ménage ;  transmettre les messages au piquero ;derrière le burladero veillant sur son maestro. Et c’est lui, à la pique sur le sixième, quand le toro renverse la monture, le piquero à terre, les jambes prises sous le cheval immobile, les deux monosabios qui tentent de protéger de leurs mains nues leur animal des assauts répétés du toro, Juli et El Cid tentant  d’intervenir en vain, qui parvient, un peu tard – ah, l’âge…- mais assuré, à éloigner le danger.

Je ne connais pas le nom de ce vieux peon, ni sa carrière. Quel âge peut-il avoir ? Que fait-il encore dans le ruedo? Pas envie d’une jolie retraite, d’un peu de repos ? S’ennuierait hors le sable et le sang ? Sait pas quoi faire d’autre ? A d’emblée choisi l’habit de plata ou l’or lui a-t-il été refusé ? A-t-il femme et enfants ? Dans ce cas, ceux-là sont sans doute en âge de se marier. Profession du père ? Que disent-ils à leur future belle famille ? Torero ? Peon ?

Torero, claro ! La fidélité à ce métier, la sûreté du geste, ces cheveux blancs sous la montera furent pour moi la seule lumière du jour. La flamme d’une bougie dans une crypte obscure, comme un maigre signe d’espérance à quoi la foi se réchauffe.

NB : Je m’aperçois, quelques jours plus tard, à Madrid que ce peon est El Boni, que j’ai connu torero, il y a ving ans. Le temps passe…

Nîmes, 18 septembre 2010 -Victoriano del Rio/Ponce, Castella, Juan Pablo Sanchez (qui prend l’alternative)

L’humeur est meilleure et la corrida a été entretenue. Quel est l’effet et quelle est la cause ? Grand  mystère de la poule et de l’œuf quoique que l’humeur y soit sans doute pour beaucoup , compte tenu de la faiblesse des toros, de présentation à peine correcte – sauf le 4, joli, et le six, bien en cornes- , de 475 à 499 kgs, avec un 5èmede 519, qui paraît lourd…..

Ce Juan Pablo Sanchez est tout à fait inattendu. Il n’a toréé que six novilladas cette année, et une qualification à la finale des novilleros à Madrid lui a ouvert les arènes de Nîmes où l’on a précipité son alternative : désormais ses adversaires auront au moins quatre ans et ses concurrents seront des toreros….Il est Mexicain, mais rien dans sa tauromachie ne le paraît. Il n’a sans doute pas eu le temps de travailler son baroque qui est si souvent la marque de l’autre continent et doit le regretter, n’étant pas parvenu à soulever la foule ni à récolter une oreille. Il a tout juste transgressé le code en ne revêtant pas le traditionnel habit blanc et or de cérémonie, y ayant préféré l’une de ces vilaines couleurs à la mode près de la plaza Mayor, les pistache, goyave, yucca, avocat ou petits pois en conserve comme l’écrit Massabiau, enfin toutes ces variations  légumières ou fruitières que l’on interdit généralement dans les salles de bains parce qu’elles vous font mauvais teint.

C’est donc en vert grenouille et or que Juan Pablo s’est présenté devant nous, a reçu la muletaet l’épée des mains du vénérable Enrique Ponce, et a offert la mort du premier toro de sa vie à son père. Et disons le tout de suite en dépit de son –vert- cartel, ce torero m’a plu. Concentré, sérieux, se mettant dans le terrain – sans doute par naïveté ou absence de savoir faire, mais peu importe, il y est- se croisant, se confiant sans doute trop, il  torée. Il a certes un énorme problème : il ne sait pas, ou a trop peur d’allonger le bras, qu’il a court ; alors, mais sans aucune volonté délibérée, il étouffe lentement ce petit toro vif et léger, jusqu’à l’épuisement qui vient trop vite. Frustration du public qu’une épée aléatoire ne tire guère de sa léthargie. Son second adversaire -le dernier de la course- a des cornes astifinas, mais JPS le conduit avec sûreté des tablas au centre avant une entame de faena où il s’impose, un genou en terre, puis le cite à 10 mètres, centré, croisé et toujours ce geste puissant mais court. Il réduit trop le terrain, le toro le supporte mal. Le public aussi, semble-t-il, très froid avec le jeune communiant.

Ponce a fait chavirer les cœurs à son premier par une faena allant a mas, construite, suave, avec des derechazos sublimes de lenteur, des changements de mains souverains et une série de naturelles dessinées et amples- mais la naturelle est-elle faite pour être ample ?- face à un adversaire, très peu piqué et qui avait néanmoins fléchi dès la première passe de muleta avant de s’effondrer à la fin de la première série. Ponce est parvenu à nous faire oublier cette faiblesse en tirant des murmures de plaisir à la place, qui succombait à tant de douceurs. Sa fin de faena fut celle de Malaga, le buste à mi-hauteur et d’étranges fléchissements, pesant alternativement sur une jambe puis sur l’autre, avant d’embarquer le toro dans un redondo interminable qu’un changement de main prolonge encore. La faiblesse de son adversaire affecte la parfaite exécution du tout, alors il recommence et c’est moins bien. Peu importe, une si grande application et le goût contemporain pour la recherche de la nouveauté et des trucs, faisaient de ces génuflexions associées à un bras si sûr, comme une signature, et le public était ravi de cet autographe qui lui était offert in live.  Une épée fulgurante d’effet quasiment immédiat soulève les gradins et enivre Ponce qui exulte, embrasse ses peones, plus heureux qu’un gosse. Ce plaisir partagé sera récompensé par deux oreilles ….et la queue. C’est ici le prix exagéré de l’autographe du vétéran.

Mais il y avait, hélas, deux documents à signer, et non pas un seul. Le second adversaire de Ponce est un joli toro allant avec classe au piquero, sans faiblesse et pourvu de caste. Ponce croit le rincer en lui servant une demi-douzaine de doblones cruels, un genou en terre, mais se fait désarmer par ce tio, compliqué et qui se défend. Série d’enganchones, à droite et à gauche où cependant le toro passe mieux. Ponce multiplie les passes sans résoudre aucun des problèmes que pose son adversaire, sert quelques pechos ne sachant que faire d’autre et, soudain, une superbe naturelle, comme venue de nulle part, marque fugace d’un maître qui redoute l’échec. C’est cependant le toro qui gagne aux points, le plus âpre de l’après-midi.

Sébastien Castella a également fait murmurer la place avec son premier, mais c’était alors de crainte retenue face à tant d’aguante et d’engagement. La plus jolie faena de Castella depuis longtemps face à un toro qui marque une légère boiterie et serre dès les premiers lances de cape, serre encore lors des premières chicuelinas de quite, mais que Sébastien parvient à rectifier en mandant davantage puis rematant comme il faut. Très peu piqué, le toro se révèle désordonné durant le tercio de banderilles, que la présidence abrège. S’ensuit une leçon parfaitement maîtrisée, enluminée de jolis gestes, pleine d’une toreria de bon aloi et conclue dans un terrain pas plus grand qu’un mouchoir de poche où la jambe traîne entre les cornes du toro pour provoquer ses ultimes charges. Ce furent d’abord, les pieds joints, la tête baissée, trois statuaires, une trinchera à hurler, et deux autres passes basses de grande allure où le toro s’étourdit. Castella, très croisé, sert ensuite une série de derechazos dans le sitio, mandant beaucoup, au plus près du toro qu’il commande et soumet. Un changement de mains dans le dos, très aéré, laisse une chance à l’adversaire, ensuite conduit par naturelles dont l’une, dessinée le bâton tenu à la verticale, au plus près du corps, est de toute splendeur. Ayant ainsi dominé son sujet, Castella se joue des cornes, dans un terrain étroit où il ojediseavec un immense empaque. La scène, pour une fois venue à son heure, les cornes du toro autour de la taille, la jambe sous le mufle, la muleta au plus près comme en ultime recours, est un face-à-face saisissant où le fauve est sous l’empire de l’homme aux bas roses. Alors Castella provoque, Castella défie, Castella nargue, et quand la corne bouge, il tend la muleta pour se libérer de cette charge qui s’esquisse, sans bouger les zapatillas d’un pouce. Et recommence dans des rumeurs de foule, éperdue d’admiration. Un picotazo, puis une épée lointaine de lente agonie rincent un peu l’enthousiasme. Dommage, cette faenaest de celles  que l’on aime de Sébastien, quand la mise en scène de soi laisse sa place à l’inspiration et au toreo de verdad. Une oreille.

Mais ce toro faible et de grande noblesse n’était que le premier, le second sera plus compliqué, faible aussi mais cherchant l’homme en fin de passe, et se reprenant en cours de faena. Sébastien fait ce qu’il peut, dans des séries croisées où il se fait bousculer, puis à la naturelle en tirant des passes la muleta sous le mufle. La charge s’apaise mais le toro toujours s’avise et le torero alors, comme un automate sans recours, s’épuise face à un adversaire qui ne se laisse pas dominé. Gros problème pour fixer l’animal à la mort, épée caida et descabello.

Oui, cette corrida était entretenue et les Victoriano del Rio, quoique juste de tout, loin d’être inintéressants. Et nos deux triomphateurs, Ponce et Castella, ont montré leur talent face à la noblesse, et qu’ils ne pouvaient guère quand il y en avait peu…

Nîmes, dimanche matin 19 septembre 2010 – Morante – Castella en mano a mano/ El Pilar, JP Domecq, Nunez del Cuvillo

Grand soleil de novembre, et aux places à l’ombre, un petit vent glacial dans le dos. Sur le ruedo, le Mistral souffle en bourrasques et fait voleter les petits morceaux de papier blanc que les mozos de espadas lancent à la volée en espérant pourvoir conseiller à leur maestro un sitio à l’abri. D’abri, il n’y en a pas. Les capes et les muletas se rident et s’entorchonnent et, à la corrida, on ne peut démâter pour rentrer à bon port. Alors, l’illusion et l’espérance s’envolent.

Il n’y avait guère de toros, la plupart faibles et brochos, mais grâce à Dieu, deux toreros qui ont chacun trouvé un instant de répit pour se donner à voir. Morante sur le premier Nunez del Cuvillo (de réserve) et Castella, sur le dernier, celui-là avec plus de jeu que les précédents. Entre les deux, une heure et demie de vaine quête, quête d’un toro qui voudrait bien avancer un peu quand on le cite (et le second de Castella qui demeure immobile quand le torero le cite de 15 mètres en lui jetant sa montera dessus a autant d’allant qu’une enclume), quête d’un peu moins de vent. Un long ennui, sauf le plaisir du voisinage et des mots plaisants que l’on échange en attendant qu’il se passe quelque chose.

Soyons francs, les toreros font ce qu’ils peuvent : une belle paire de banderilles de Morenito d’Arles, fort applaudi, sur le toro roux d’El Pilar, Castella, assis à l’estribo et réduisant le terrain autour de soi sur le même, l’intelligence des séries courtes de Sébastien sur le Juan Pedro Domecq, sifflé à sa sortie tant il paraissait chétif, Morenito de Nîmes dans de valeureuses gaoneras, si serrées qu’il en tombe à la renverse, et les chicuelinas baroques et outrepassées de Morante sur le 5, rematées par une demi-véronique de feu.

Mais le début et la fin furent de grande beauté, deux toreros, deux styles, deux volontés et deux «triomphes».

D’abord Morante sur le 1, qui sculpte cinq ou six aidées de ceinture, dominatrices, et dessine deux passes par le bas, suaves,  avant de s’arrimer à la barrière, comme on se protège du vent dans une crique, pour y toréer les éléments contraires, à l’ancienne, grâce à une ceinture dont il fait une arme et un poignet qui distille l’art, en oblique sur la bête, accompagnant la charge de tout le corps, pesant de toutes ses forces pour imposer un voyage auquel l’autre est rétif, dans une grande économie de gestes et de tissu. Des séries de naturelles souveraines, puis relâchées, des derechazos de grand temple, une entame par trinchera, des molinetes de châtiment et puis, avant l’épée, des passes par le bas en aller retour, au dessin frivole mais aussi cruelles qu’une ultime pluie de coups qu’un boxeur porte sur son adversaire. Le tout dégage une saisissante impression de puissance et de densité (deux oreilles). Ce torero est un chêne.

Castella sur le 6, cite par statuaires, les pieds joints, au centre de l’arène, tient son toro- flojo– par des derechazos fluides avant un changement de main lié à une circulaire inversée où il temple.  Mutin, il s’éloigne et cite de 15 mètres, allonge la charge sous un pecho sans fin avant de dessiner une jolie série de naturelles où il prend la pose qu’il affectionne, le bras droit levé vers le ciel, l’épée suspendue à ses doigts, dans une exquise figure de ballet. Il se fait désarmer, mais cela n’a guère d’importance. Piqué d’orgueil comme un gosse, il sert alors sa plus belle série de la droite, liée, rythmée, templée avant de se jouer de son toro dans un terrain réduit, où le vent s’épuise à séparer les adversaires, tant ils sont proches. Le tout d’une grande facilité, d’une belle aisance, jouant sur les tons que renvoie la lumière changeante et l’élasticité des mouvements. Ce torero est un olivier.

Oui, deux arbres. L’un, comme un roc au feuillage de mystère, profus et sombre, paraissant tirer sa force des puissances telluriques et de l’hommage des druides. L’autre, tout en mouvements, lumineux et doux, les feuilles jouant avec le soleil et le vent, cher depuis toujours aux bergers et aux faunes.

Le chêne et l’olivier. Morante et Castella.

Nîmes, dimanche 19 septembre 2010, après-midi Curro Diaz , Juli, Matias Tejela/ La Quinta

Enfin, des toros avec cornes et trapio. Cornes on sait, mais trapio, c’est quoi au juste ? Trapio, ce n’est ni le poids ni le volume, ou plutôt ce n’est ni d’abord le poids ni d’abord le volume. C’est l’allure, l’allure d’un toro. Alors, oui, les toros du jour, à belle robe grise – la couleur des batailles, quatre d’entre eux ont cinq ans ou presque-, ne sont pas excessivement lourds – de 464 à 525 kgs- mais ils ont belle allure : ils en jettent, et voilà qui nous change !

Au comportement, ils n’ont guère plus que les autres, supportent une pique et guère deux, marquent des signes de faiblesse, mais leur noblesse est mâtinée de piquant, du genre « j’aime pas me laisser faire » , qui donne son intérêt aux corridas de La Quinta. Ce trait est dans leur sang, du pur Santa Coloma, qui laisse espérer le meilleur aux aficionados et fait redouter le pire aux toreros. Hélas pour les aficionados, ce sang Santa Coloma est fort dilué. Mais pour les toreros, ce fond de  caste, c’est encore, c’est souvent trop. Alors on aime que Le Juli, qui a mieux à faire, choisisse de figurer sur un tel cartel.

Et il s’y frotte, mais sans forcer. Ses toros non plus qui sont les plus faibles de l’après-midi. Sur son premier, fort applaudi à sa sortie mais qui prend mal la pique, compliqué, parado et jouant des cornes, Juli s’applique, contraint le tio, surtout à la naturelle où il pèse, mande et parvient à allonger la charge puis, cette démonstration faite, abrège. Le second est le plus beau du lot, blanc et noir, très armé, mais hélas faible. Là encore, les naturelles sont puissamment aimantées, un changement de main dans le dos valeureux et la fin de faena pleine de toreria, avant une circulaire inversée qui ne s’imposait pas mais porte sur le gradin. Juli se jette avec l’épée avec cette drôle de torsion verticale, les pieds joints, quand la tête est passée, et récolte une oreille.

Matias Tejela dans un superbe habit machine-de-blanc- ratée – pardon, rose Queen Elisabeth –  a offert la mort de son premier, efflanqué, pas très joli, mais vif et avec gaz, au public qui ne lui a renvoyé que sa sourde indifférence, lourde comme une bouderie d’adolescent. Matias Tejela a le bras long et sait en jouer, se tenant toujours à distance du toro, mais templant, toujours templant. Alors, soit on est affligé par sa position peu valeureuse, et l’on s’ennuie, soit on regarde son poignet et cette étoffe toujours tenue à même distance des cornes, cette étoffe que ce poignet soudain ralentit, comme il est peu compréhensible de le faire, et cela entretient l’intérêt. Lointain, templant et froid devant un public froid et lointain, qui, lui, ne temple pas ce torero qu’il n’aime pas. Jouant le tout pour le tout pour tenter de convaincre et comme sous le coup d’une soudaine inspiration, Matias s’agenouille, et fait passer le toro dans un silence sépulcral. Il tue mal ; la messe est dite. Ce sera pire encore sur le dernier, de plus longue charge, que Matias torée de loin, sans s’en approcher, le faisant tourner et tourner encore au bout du bout de son bras, le corps absent. Des manoletinas laides et bousculées signent la fin du proscrit.

Curro Diaz, la trentaine un peu gitane, les cheveux dans le cou, noueux comme un arbre mort, un nez cabossé et une bouche immense qui étirent un visage émacié aux reflets bistre, a un regard de velours, incertain et fiévreux, aux éclairs de braise lente.

C’est  un torero discret de Linares, un torero de jolis gestes, de plaisir fugace, un peu décoratif, qui enlumine une corrida sans jamais y laisser d’empreinte durable, un torero modeste qui n’a pas encore trouvé son cartel. Voilà ce qu’était Curro Diaz avant cette corrida de Nîmes. Deux toros plus tard, nous avions assisté, saisis, à l’assomption d’un torero.

Son premier combat fut tout de suavité, le torero se tenant à juste distance ni trop près ni trop loin pour être au centre des arabesques lentes qu’une main sûre près du corps, droit et relâché, dessine, sans scorie ni hésitation. Une faena de courbes douces, sans fioriture, mais aux terminaisons variées par trincheras, kirikiki, comme une versification aux rimes inattendues. Du grand style. Et après la mort mal assurée (pinchazo et demie), un brouhaha agitait l’arène, comme s’il venait de se passer quelque chose que nous avions du mal à mesurer, quelque chose de rare, de fragile, de surprenant, quelque chose qui nous dessille, mais on n’est pas encore tout à fait sûr, comme une légère odeur de jasmin dans le Mistral, discrète et dispersée, battue par le vent mais aux réminiscences taquines. On discute, on jauge,  on palabre comme des maquignons épatés qui ne veulent pas se rendre. On demande tout de même une oreille, mais pas trop fort. On a vu, au fond on sait déjà, mais un doute nous retient : ne serait-ce pas un mirage ? Voyons le prochain !

Le suivant, Azulejo (5ans, 508kgs), fait une entrée fracassante en se ruant sur les talanqueras dont il démonte les planches en deux coups de cornes. Un instant plus tard, Azulejo est la muse de notre poète qui lui tend la cape, comme en offrande, le tissu glissant pour moitié sur le sable, avant de l’envelopper dans deux véroniques de grande volupté.

Le corps droit, très vertical mais sans raideur, Curro Diaz cite le toro à quelques mètres, attend impassible la charge, muleta offerte, puis l’accompagne au passage d’un discret relâchement de la hanche, comme un frisson dans ce toreo de ceinture. Et chaque passe au dessin retenu est pleine de sérénité, sans mépris ni violence, comme une étreinte pudique, toujours recommencée, dans une intensité lente à faire perdre la raison. Rien de plus qui se donne à voir que ces passes que le torero livre, comme un maître des coups de pinceaux sur une toile vierge, chacun mystérieux mais dont la combinaison dévoile l’oeuvre peu à peu, comme s’il revenait à l’artiste, non d’en être l’auteur, mais le découvreur devant nos yeux étonnés.

A gauche, la main est basse, la muleta tenue à la verticale, le tissu au sol, comme un ruban  dont le torero se joue dans des ensorcellements limpides et des frôlements de corps à l’oblique, obligeant l’autre à revenir et revenir encore, dans un jeu inassouvi d’enjôleuses caresses.

Un changement de main, comme un soupir continué, puis à nouveau ces ruisseaux de fluidité, toréant par derechazos, dans un si grand relâchement de soi que la main gauche paraît morte, comme à un bras suspendue. Et il y a encore une trinchera, dense, habitée, vaporeuse, où le toro s’enveloppe dans les replis d’une muleta qui se dérobe.

C’est tout.  Et cette main morte comme à un bras suspendue quand de l’autre côté de cette taille étroite s’engage un fauve d’une demi-tonne donne envie de hurler. Et si l’on garde son calme c’est que les passes recommencées d’un toreo si invraisemblablement serein et pur a sur nous un effet hypnotique. Ce toreo rondeno se déploie sans faste ni fantaisie, avec l’évidence lente des beautés immuables. Un toreo de failles obscures dans la roche brute, de peaux tannées par un soleil froid et les horizons lointains. Un toreo de silence, comme on se recueille, épuré et sûr, à la découpe franche, aux vibrations discrètes. La langue élégante et muette des sourates gravées dans le stuc des palais mudejar.  Une fleur d’amandier sur une pierre sèche. Deux oreilles qui en valent mille.

 « Exquisito » entend-on partout ?  « Hombre, que no ! » La faena la plus dense et la plus limpide du cycle, et sans doute de l’année, une faena des profondeurs qui nous soulève par vagues puissantes et nous adoucit de son écume fraîche, une faena de gestes discrets qui nous étourdissent, de fluides doux, qui avec le toro, nous enveloppent. Et nous summergent d’une nostalgie des origines.

Curro vient chercher ses oreilles, fait son tour de piste, heureux et modeste. Il sait, et nous savons avec lui, que c’est désomais un autre torero.

 Madrid, 1er octobre 2010- Nunez del Cuvillo/ El Cid, Talavante, Oliva Soto

Des grappes de foule s’écoulent lentement des rames du métro et suivent une même direction, formant un fleuve puissant de processionnaires aimantés par un même courant. Au débouché de la station, on grimpe ensemble les marches vers la lumière, dans un silence de martyrs aztèques. Et soudain, les arènes vous tombent dessus. Une forteresse de briques rouges, aux hautes tours carrées, reliées par des galeries en terrasses de style arabo-andalou, dont on pressent qu’elles sont une ultime diversion. Deux groupes de sculptures y font face qui nous disent le reste : un hommage au torero El Yio, mort à 21 ans, comme un ange suspendu à la corne d’un toro, pleuré par les siens, et un buste du Dr Fleming que salue un maestro de bronze. Le sacrifice et la pénicilline, la mort et la blessure. On n’entre pas dans Las Ventas, les arènes de Madrid, ces arènes du monde, sans un frisson et la mine grave.  Voilà pour l’aficionado. Songeons au torero qui franchit le patio de cuadrillas

Il n’y a  ici ni fantaisie, ni légèreté. Il n’y a pas, comme à Séville, de calle Iris par où les toreros rejoignent l’arène applaudis par les badauds qui les encouragent dans une atmosphère chaleureuse de fête partagée. Madrid, ce n’est pas la fête. Les toros y sont généralement redoutables et le public est au torero plus redoutable encore. Il exige de lui d’abord le plus grand courage, ensuite de la personnalité. Pour cela, il lui faut un toro morphologiquement parfait, aux cornes les plus exagérées possibles, et de caste, pour que le combat soit «à la loyale» ; la moindre boiterie de l’animal déclenche protestations et sifflets jusqu’à ce que la présidence en ordonne le changement. Quand le toro est exempt de tout défaut visible, alors le toro n’a jamais tort, et si le toro est compliqué, vicieux, couard, con genio, et que le torero ne s’accorde pas avec lui, on siffle le torero parce que « à chaque toro sa lidia» et que l’homme n’a pas le droit d’être en échec.

Madrid n’aime rien mieux que la force d’âme. Voilà pourquoi, les toreros punteros, les stars de la tauromachie, y sont généralement mal accueillis. Aux yeux de Las Ventas, leur succès durable manifeste un trop insolent désir de vivre. Ceux qui en sont dépourvus, les chevaliers à la triste figure, les moines de l’Escorial, et quelques toreros de second ordre n’ayant plus rien à perdre, et qui le montrent, sont attendus avec curiosité. Et ils le savent : une oreille coupée ici vaut dix ailleurs, un prochain contrat à Madrid et une dizaine de plus dans la saison. Deux oreilles, c‘est une Puerta Grande et une temporada assurée et peut-être même deux.

Alors, il faut imaginer Oliva Soto, jeune torero de Camas (Sevilla) qui torée peu et que l’on est allé chercher en dernière heure pour remplacer Manzanares, défaillant pour cause de blessure.  Il a très peu toréé cette année et moins encore l’année précédente. Ses jolies manières n’ont pas encore convaincu, en dépit de ses prouesses sévillanes de début de saison où la malchance à l’épée l’a privé de trophées. On va le chercher et on lui dit : «Madrid, la feria de otono, ça te dit ?». Ce n’est pas une chance, c’est un inconsidéré défi. Qui ne se refuse pas. Alors, il l’est là, peu préparé, très peu aguerri, avec de grands yeux naïfs de Pierrot lunaire, la peau encore lourde de l’enfance, face à un adversaire de 545 kgs qu’il torée de cape en mettant la jambe, comme on lui a dit de le faire et en ne la reculant qu’à une seule reprise, parce qu’alors ce fut plus fort que lui. Le public est indifférent jusqu’aux passes de quite qui m’enchantent, deux passes du tablier, très serrées, et une larga pleine de toreria. Il offre son toro à l’Infante Elena, toujours si présente, à son premier rang de barrera au 10, se place à 15 mètres de son toro et le cite, la jambe exposée, tirant des passes bien dessinées et templées qui réveillent un peu l’arène. Il poursuit sur la droite mais le toro manque alors de transmission. Il prend la gauche et sert des naturelles vaillantes mais non liées, ne pouvant s’empêcher de reculer de quelques pas pour se replacer, face à un public consterné. Il termine, un peu dépassé par les événements, par des manoletinas émouvantes, dangereuses et mouvementées qui laissent le public froid. Le toro, mal dominé, pose des problèmes à la mort. Deux pinchazos, une entière. Silencio.

Soto, très déçu, en oublie à l’issue de ce combat d’aller chercher sa montera, toujours entre les mains de l’Infante… Il doit réfléchir et se dire qu’ici, quoiqu’il en coûte, il ne faut jamais reculer la jambe au passage du toro, qu’il faut qu’il s’y tienne à son second. Mais celui-là, roux de 565 kgs, a des armures redoutables et astifinas…Soto, sûr de sa résolution, et pas rancunier, offre son  combat aux madrilènes. Une série très centrée, un genou en terre, puis des derechazos tout aussi centrés mais rapides, trop rapides, dans lesquels le toro le dépasse. « Ne pas reculer la jambe, surtout ne pas reculer la jambe !». Alors, Soto réduit les séries au maximum, trois passes, la première centrée, les deux suivantes de trois quarts, et comprend qu’il ne peut en donner de supplémentaires sans faillir, sans bouger, sans reculer. C’est trop dur. Alors, il interrompt ses séries par un pecho qui vient trop vite, sans songer que Madrid voit tout. Et comprend vite. Aussi les jolies naturelles au beau dessin qui suivent, liées à une trinchera et au pecho, qui auraient fait leur effet partout ailleurs, laissent-elles Las Ventas froides. Epée basse, deux descabellos. Ici, la messe est dite…

El Cid, lui, est un torero d’expérience, qui a traversé une longue période de bache mais paraît retrouver le sitio en cette fin de saison. Il connaît Madrid, et sa présence au cartel pourrait confirmer une résurrection qui se dessine. Pour lui, l’enjeu est énorme. Sur son premier, 542 kgs, astifino, il commence par trincheras et passes par le bas suaves, puis cite de 15 mètres pour des derechazos parfaits, où la charge du toro cependant se réduit. Changement de main au profit de la gauche qui est la marque de ses temps glorieux. Lointain et accroché, il provoque des «ah» exaspérés sur les tendidos, puis les sifflets d’un public dur, très dur, qui le désorientent. Un picotazo, deux désarmés, puis une épée aux trois quarts, basse. C’est l’échec. L’enjeu est plus grand encore sur le dernier et Las Ventas ne l’illusionne guère en applaudissant d’emblée le toro qui sort, ramassé et puissant, 591 kgs, de très grande allure. Cependant le toro humilie peu, rendant l’ouvrage difficile. El Cid s’accroche, mais le public le siffle, le siffle quand il torée à droite et le siffle quand il torée à gauche. Il s’accroche cependant et se fait soulever. « Ah…» entend-on encore sur les tendidos, comme le soupir d’un maître face à une maladresse d’apprenti aux effets prévisibles. Le Cid se relève et repart au combat, du sable dans les cheveux, devant une arène qui garde désormais le silence, en signe d’extrême bienveillance à l’égard d’un défaillant.

Alors, Madrid n’aime personne ?  Si, elle aime Alejandro Talavante qui, immobile à sa place durant le tercio de banderilles sur le premier toro d’Oliva Soto, ne bouge pas d’un pouce lorsque ce toro le charge, la cape repliée devant lui,  paraissant s’en remettre au sort, avant que l’autre ne stoppe soudain sa course.  Alors Madrid applaudit à tout rompre une si mâle abnégation, ou une si belle vista («Il savait que le la course du toro s’arrêterait avant la rencontre »), qui lui tirent des «olés» de possédés.

Talavante l’enivrera encore quelques instants plus tard, pendant son entame de faena par statuaires. La statuaire est une passe facile qui n’exige aucune technique. On se place plutôt loin du toro, les pieds joints, la muleta tendue à l’horizontale devant soi, tenue à deux mains au plus près du corps, au milieu de la ceinture, et on cite le toro pour provoquer sa charge. Le toro vient, il suffit d’attendre. Sans bouger bien sûr ! L’homme et la muleta ne faisant qu’un, le toro a le choix. On le lui laisse. Soit la muleta, soit le reste. Alors, un quart de seconde avant la juridiction – comme on dit-, on imprime un léger mouvement à la muleta, le plus imperceptible au public, en espérant qu’il sera suffisant pour leurrer le toro et l’attirer plutôt vers le tissu qui bouge que sur l’homme qui ne bouge pas. Si ça marche, le toro file droit et s’engouffre sous la muleta. Un autre imperceptible mouvement au passage faisant voleter l’extrémité du tissu pour que le toro se retourne et on recommence, d’un peu plus près, puis le toro revient une fois encore, les distances se réduisant d’une statuaire à l’autre. C’est tout. Il suffit d’attendre… D’attendre quand il vient de loin, puis d’attendre quand il se retourne et revient de plus près, en espérant qu’il ne se trompera pas, qu’il saura toujours bien distinguer la muleta qui s’agite à peine, du torero immobile comme une statue. D’où le nom de la passe. Très spectaculaire, elle suppose une conjonction de deux qualités : un absolu sang foid de l’homme et une charge franche du toro.

Alors quand on voit Talavante  se mettre en suerte pour livrer de telles passes au toro qui lui vient, une bagatelle de 564 kgs, vieux de cinq ans et aux cornes astifinas, à la charge irrégulière et vicieuse, on se dit que de la conjonction souhaitable, on a pour sûr la folie de l’homme. Une, deux, trois statuaires, le toro hésite, serre l’homme, revient. C’est à frémir. A la quatrième passe, Talavante qui cite le toro, la muleta toujours tenue devant lui, soudain dérobe le tissu à la vue de son adversaire pour en dévier la charge au dernier moment, l’appelant à passer derrière lui, par une insoupçonnée passe du cambio qui ajoute de l’inattendu au risque, comme si la dose d’adrénaline ne suffisait plus. L’exécution parfaite de la suerte («  suerte » veut dire aussi « chance » en espagnol, dans son sens « Inch Allah« ) et le risque, inhumain, sont à hurler. On ne sait trop de quoi, mais on est saisi et Las Ventas exulte et nous, pour la première fois de la course, partageons la diabolique communion de Las Ventas et d’un torero. Et celui-là de conclure la séquence par une dominatrice passe par le bas qui châtie le fauve et le laisse à ses pieds. A partir de cet instant, cet homme tient le toro, s’en joue dans des séries de derechazos d’une grande économie de gestes, suaves et cruels, des trincheras empoisonnées, des naturelles – sa main est la main gauche- le corps bien droit, le bras relâché, la main basse, utilisant cette palette magique, aérée et puissante face à un adversaire tout sauf franc, dans un toreo grande qui regorge d’un suc venimeux. Pinchazo, puis entière al recibir, légèrement al encuentro, descabello. L’acier le prive d’oreille mais pas de récompense : saluts chaleureux de Las Ventas à un torero qui porte ses valeurs, sèches et tranchantes comme des arêtes de silex, enivrantes comme la dense solitude d’un errant. Très légèrement blessé à la main, Talavante rejoint l’infirmerie d’où il ne sortira qu’à la fin sous des applaudissements de gratitude et d’encouragements. Une pique mouvementée mais hélas un toro qui cahote dans la muleta, puis s’avise, n’autorisent que quelques gestes, un changement de main après un derechazo et deux pechos enchaînés plein d’une toreria affectionnée ici, et qui commence à me plaire.

Madrid, samedi 2 octobre 2010, Juan Mora, Curro Diaz, Morenito de Aranda/ Torrealta

Quatre cinquièmes d’arène pour un cartel de demi-gloires comme les affectionne Madrid.

Juan Mora a le visage de bronze et le port altier d’un empereur romain. Oublié de tous depuis une blessure quasi-mortelle à Jaen qui l’a tenu éloigné des ruedos durant près de 10 ans, Madrid se souvient de lui et de sa singulière toreria, de ses beaux gestes un peu amidonnés, et de son triomphe ici-même en 1997. Se souvient et l’exhume. Mora apprécie et se sait accueilli comme un fils éprouvé. 

Son premier toro (Recato) sort, 615kgs, très joli type, robe luisante. Mora, décidé, lui sert sans attendre une série de véroniques en parones, d’un geste ample où l’étoffe est lente, conclue par une demie au relâchement souverain, la moitié du tissu au sol. A la pique, il conduit son adversaire au cheval par largas alternativement données d’une main et de l’autre, où se conjuguent décision, variété de l’effet, et personnalité. Deux piques et un péon blessé plus loin, puis encore de longues minutes à trouver celui auquel il souhaite offrir la mort de son toro, le public s’amusant de cette laborieuse quête d’un brindis – ça y est, c’est Barquerito, le critique taurin-, c’est encore la décision qui étonne, avec des derechazos de grande aisance, aussitôt suivis d’un changement de main, conclu par une passe du mépris puis, la série suivante, de deux pechos enchaînés qui nous laissent sans voix. Trois courtes séries de naturelles, les épaules rejetées en arrière, la muleta en arc de cercle autour de la ceinture, Juan étire les dernières passes interminablement. La troisième série se conclut à peine d’un pecho dans des rumeurs de foule que le torero sort l’épée – qu’il a toujours eu d’acier sous la muleta, refusant le postiche des autres toreros durant la faena-, se met en suerte et estoque en todo lo alto. Alors, sans attendre que son adversaire ne rende grâce, Mora tourne les talons et se dirige vers la barrière, sûr de son fait, levant le bras par-dessus la tête pour signifier qu’adviendra ce qui doit advenir. A cet instant le toro s’effondre et la foule exulte, qui s’était trouvée bousculée par cette si prompte liaison entre les vingt passes données et la suerte de mort, toutes de perfection, un rêve de toreo puro.

Deux oreilles dans le délire, que sans façon le torero donne à son fils avec lequel il fait la vuelta, ravi comme en famille, le garçonnet exhibant les trophées à bout de bras, tandis que le père rit sans amertume, ayant en vingt minutes de triomphe effacé dix années de désoeuvrement et de doute.

Son second, jabonero au pelage velours, a le berceau très ouvert mais ne force guère à la pique, où il marque divers signes de faiblesse. Mora le conduit cependant par delantales au cheval, s’enveloppant gracieusement dans les replis de cape. Là encore, à la muleta, l’économie de moyens, le relâchement, la variété des remates éblouissent : un pecho templé et toréé comme on en voit guère, deux passes du mépris qui s’accordent si bien au style du maestro, puis une série, une seule, de naturelles, lentes, amples, où tout, le tissu et le toro, paraît aspiré par une force mystérieuse, en une évaporation d’art. Epée aussi prompte qu’au premier mais moins rapidement décisive. Le torero caresse la corne du taureau déjà à terre, mais celui-ci se relève d’un méchant coup de corne et touche. On tend au torero un mouchoir blanc où panser sa blessure à la main, il le noue à la corne de son toro que l’arrastre emporte. Une oreille fêtée dans la ferveur des temps retrouvés.

Mais la course était loin d’être finie…

Curro Diaz, auréolé de son succès nîmois de septembre, si inattendu et si colporté que la rumeur du triomphe l’a lesté ici d’une queue en récompense qui n’a pas été accordée là-bas, avait revêtu en guise de porte bonheur son habit vert-Empire de la feria des Vendanges. Les véroniques dessinées à son premier, inspirées et vibrantes, ont fait espérer le meilleur. Hélas, le toro était fuyard, tant aux piques qu’à la muleta. Une énorme série droitière, pleine de dominio puis de temple demeure cependant en mémoire.

Mais il arrive qu’un sorteo défavorable augmente le cartel d’un torero. Trajesucio, 631 kgs, presque cinq ans, très armé, sort en piste ; à son passage devant chaque tendido, son trapio et sa présence déclenchent des applaudissements. A Madrid, ça fait froid dans le dos. Le toro prend mal les piques, se révèle violent et tardo, se pose en querencia devant le tendido 5 et se défend de la tête avec une grande brutalité, attendant les assauts. Curro Diaz s’approche et lui sert deux doblones qu’une trinchera conclut, d’un dominio et d’une toreria à faire hurler. Mais le leurre se révèle ensuite impuissant à provoquer la charge : il faut y mettre la cuisse, en se croisant à l’extrême, comme on appâte un fauve avec de la viande fraîche. Alors, Curro Diaz s’y emploie, avançant à petits pas face à l’animal qui se réserve, dans des terrains si inouïs que le public tout entier applaudit la position, et la force d’âme qui seule y mène. Il tire une naturelle, se replace à petits pas sous les bravos, en dessine une autre, de face, qui extrait le toro de sa feinte torpeur, et ainsi de suite, jusqu’à allonger le bras, à prolonger la passe, comme un mage tirerait du suc à une pierre. La scène est cruelle, émouvante et grandiose à la fois, dans une attente crispée, chargée des âpres séductions de l’aléa, où la foule frémit en s’enivrant de ses craintes.

Une trinchera finale signe la fin du combat où le torero gagne aux points avant de livrer pour conclure deux aidées par le bas suaves et vipérines. Entière foudroyante. Une oreille énorme pour ce toreo de verdad , où l’exposition de soi est allée tenter la grâce.

Morenito de Aranda était le plus jeune. Rien ne justifie a priori son bien mystérieux apodo tant il est ce jour pâle comme un linge. 25 ans, long et noueux comme une liane, les cuisses puissantes d’un faune, et avec ça, un visage étroit, aux yeux immenses, à fleur de peau ; le physique de ce torero a les ondulations fiévreuses des saints martyrs du Greco. Après le paseo, il se tient le buste rejeté en arrière, les bras tendus à la talanquera, s’agrippant au bois, menton en l’air, comme un marin au bastingage par jour de gros grain. Son premier toro de 560 kgs est changé pour faiblesse, le second, un Martin Lorca de six ans, 580kgs, ne permet pas grand-chose, le troisième, castano de 602 kgs, sera le bon. Il le sait et, sans souci de la bienséance, il refuse comme un sale gosse à Juan Mora de se présenter au quite, préférant se réserver le toro auquel il sert une série de cinq ou six véroniques dont deux, templées au possible, sont du plus bel effet.

La faena sera exclusivement gauchère après une seule série de la droite, et chaque passe dessinée, rythmée, de plus en plus ample, tire des olés puissants au public et… des larmes au torero. Oui, Morenito de Aranda pleure de se sentir ainsi soutenu à Madrid, de toréer aussi a gusto et avec tant de facilité  -c’est donc cela le duende, quand ça vient tout seul, il suffit de tirer un peu le bras et ça passe, et le public crie « Olé ! » ? – Il achève sa série par une trinchera pleine de dominio, et s’éloigne en pleurant. Il revient les larmes à peine séchées, et sert de nouvelles variations de naturelles, lentes, puissantes, vibrantes, et se remet à pleurer de cet art qu’il distille, comme un gosse à la vue d’un cadeau qu’il n’aurait pas même osé imaginer. Il pleure à gros bouillons, et pendant ce temps torée néanmoins, et de mieux en mieux, servant dans les larmes les plus belles naturelles du jour, les plus limpides, les plus dominatrices et au fond les plus simples, s’enveloppant de naturelles avant de se libérer d’un molinete élégant. La séquence finale est de même inspiration, le torero sur la pointe des pieds frôlant la robe du toro qui s’enroule dans les replis d’une trinchera très basse, servie en alternance avec une naturelle où la jambe contraire s’expose, et ceci, une fois, deux fois, et encore.

La foule frémit de tant de maîtrise, et du prix incalculable que le torero, par son émotion même, lui accorde. Morenito s’apprête à la mort, se jette de toutes ses forces sur le tio et, quand il se retire, c’est le drame : l’épée est fichée dans le flanc de la bête ! L’épée des lâches, une épée si honteusement placée, si ridicule, que nul ne lui en reparlera jamais. Il sait qu’elle sera comme une cicatrice indélébile, douloureuse à vie. Pour l’heure, c’est un chancre repoussant qui anéantit le chef d’œuvre. Morenito le sait, cette épée le prive de tout, du souvenir de cette faena, des «Olés » à chaque passe, de ses larmes d’émotion, et des trophées, surtout de ses trophées.  Alors, accablé par ce qu’il voit et que nous voyons aussi, il s’assoit à l’estribo et pleure, mais cette fois de rage et de douleur. Un péon s’approche et lui caresse affectueusement la nuque ; Mora, pas rancunier pour le quite, s’approche à son tour, lui tend le bras comme une invite à se reprendre, puis sa montera pour qu’il redevienne torero. Morenito se lève, un peu groggy, la tête basse, montera à la main, n’osant lever les yeux.

Je ne sais ce qui est advenu du toro, tant l’immense douleur du torero nous hypnotisait, et le sort cruel qui allait le priver de récompense. Alors, submergée par l’émotion soudain Las Ventas se raidit comme une mère orgueilleuse soucieuse de protéger son fils, se raidit contre le règlement, les usages et toutes les injustices du monde, et réclame à grands cris une oreille. La présidence consent à la force majeure, et Créon récompense Antigone. Vuelta triste du torero avant que Juan Mora ne soit porté en triomphe pour une sortie par la Puerta Grande.

Voilà ce qu’était cette corrida. On reprend pour dix ans d’aficion, et face à ces « demi-gloires » qui triomphent de la sorte à Madrid, l’ordinaire de nos stars en province nous laisse un peu songeurs.

Salutations à Curro Diaz le soir dans son hôtel madrilène, charmant au milieu de sa petite famille, tonton, tante, petite sœur et beau-frère, assis en rang d’oignons sur un canapé face au lit un peu défait ; le torero en jean, sortant de sa douche, soulagé ; son père, un visage de pomme ridée, des yeux de braise, reconnaissant et chaleureux, nous raconte avec passion l’histoire de son fils, la vente de son affaire pour pouvoir tourner, le triomphe de Nîmes et la suite qui s’annonce. Notre amie Conchita est ravie de nous faire le plaisir de cette rencontre, et Montoliu vient nous saluer en partant. Quelle journée !

Madrid, dimanche 3 octobre- Diego Urdiales, Alberto Aguilar, Miguel Tendero/ Puerto de San Lorenzo

Pluie intermittente mais froide, des toros laids, mansos, faibles et violents, la plupart sans race ; des toreros qui ont fait ce qu’ils ont pu, ou peut-être un peu moins. Alberto Aguilar, qui confirmait son alternative dans un habit blanc aux parements meringue d’une grande laideur, m’a paru passer à côté du cinq, dangereux et puissant, mais qui était le seul sans doute à mériter un effort.

Les jours se suivent et ne se ressemblent pas…

Et la vague alors ?

C’était la fin de saison imaginée aux Saintes-Maries-de-la-Mer,  comme tous les débuts novembre où l’on noie la nostalgie d’une saison qui s’achève dans les vagues, les pieds dans la sable, avec des toreros en tenue de campo et des amis, dans le froid mais se réchauffant les uns les autres à la vue des derniers muletazos de l’année. La pluie en a décidé autrement. A l’an que ven !